Beenleigh est la plus ancienne distillerie fumante d’Australie, en activité depuis 1884. Le rhum en Australie a une histoire plus récente que celui des Caraïbes, puisqu’elle débute en 1823, avec une première distillerie qui importe de la mélasse de colonies anglaises telles que l’Inde.
La première plantation de canne à sucre s’établit dans les années 1850 dans la région de Brisbane, et se retrouve rapidement dans le giron de la CSR (Colonial Sugar Refinery), l’entité monopolistique d’État créée en 1855.
La première usine sucrière est fondée en 1865 par un certain Bowen, un mauricien émigré dans le Queensland (la colonie de l’est du pays ayant pris son indépendance en 1859). Cette même année, John Davy et Francis Gooding achètent un terrain le long de la rivière Albert, et plantent de la canne sur ce qui deviendra plus tard le site de Beenleigh.
Une grosse usine ouvre en 1868 dans la ville de Mackay, et devient le centre de la production de sucre. Les années 1870/80 voient une prolifération de plantations et de distilleries le long de la côte. Elles sont au nombre de 13 à la fin de cette période.
Certaines unités comme la Ageston Distillery utilisent des alambics en bois et en cuivre, comme on en trouve encore au Guyana. À cette époque les coupeurs de canne sont constitués d’une main d’œuvre exploitée et même forcée, dans des conditions proches de l’esclavage. Le rhum australien commence à être exporté en Grande-Bretagne et en France, et obtient ainsi des récompenses dans les expositions coloniales.
Dans les années 1880, la chute du prix du sucre met de nombreuses usines en difficulté. La tendance est donc de plus en plus aux distilleries, qui deviennent un moyen privilégié de valoriser les plantations de canne.
La naissance de Beenleigh, une histoire de pirates des rivières
Le transport de la canne vers les usines centrales n’est pas toujours facile pour les planteurs. Un petit malin a donc embarqué tout le nécessaire de sucrerie et de distillerie sur un bateau, et arpente la rivière de plantation en plantation. Il presse la canne, cuit son jus, fabrique du sucre, puis distille la mélasse.
Cela représente un débouché très intéressant pour les petits planteurs, sauf que tout cela échappe à la CSR, qui somme aux autorités de sévir. Le distillateur ambulant est donc déchu de sa licence, et finit par revendre son pot-still en bois (« Vat-Still ») à John Davy et Francis Gooding en 1884. La distillerie Beenleigh était née. Les premiers distillateurs de la maison avaient pour la plupart travaillé pour des plantations du Guyana, et étaient donc tout à fait familiers des alambics en bois.
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En 1915, la sucrerie de Beenleigh est séparée de la distillerie, et cette dernière est rachetée en 1917 par Thomas Brown and Sons Ltd. Ils apportent de nombreux changements dès 1922, avec 8 nouvelles cuves de fermentation en pin en plus des 4 existantes, une transformation des pot-stills en bois en alambics 100 % cuivre, et le raccordement du chemin de fer pour acheminer la mélasse depuis le nord.
En 1936, Beenleigh dispose d’équipement complet, avec des quais de chargement, sa propre centrale énergétique, ainsi que sa propre tonnellerie. Elle devient ainsi entièrement opérationnelle et autonome. Le fleuron de la distillerie est le « Genuine Pot Still Beenleigh Rum », dont la réputation lui vaut même d’être choisi par la Navy Britannique pour entrer dans son fameux assemblage.
Plus tard, la demande diminue et la distillerie connaît des difficultés financières qui la poussent à arrêter sa production en 1969. Elle est cependant rachetée en 1972 et reprend rapidement le travail.
La famille Moran est aux commandes en 1980, et abandonne les vieilles cuves de fermentation en bois, au profit de cuves inox. À cette époque, c’est désormais le « Charcoal Mellow Beenleigh Rum » qui est en vogue. C’est un rhum de double distillation qui est considérablement lissé par une filtration au charbon de chêne américain, dans la tendance des light rums des années 1970.
Dans les années 1980 les pot-stills fonctionnent à peine, alors que les colonnes sont constamment améliorées et tournent à plein régime. La dernière reprise en date remonte à 2012, par le groupe Bickfords Australia.
La production des rhums de Beenleigh
La distillerie Beenleigh se trouve toujours aujourd’hui au bord de la rivière Albert, malgré les nombreuses inondations qu’elle a dû subir tout au long de son existence, en témoignent les traces encore visibles sur les colonnes de distillation.
Elle utilise uniquement de la mélasse locale issue du Queensland, et prépare un moût à l’aide de l’eau de pluie récupérée sur le site. Autrefois, la fermentation s’effectuait à l’aide de levures indigènes Saccharomyces Pombe, qui permettaient des fermentations lentes, longues, à l’origine de rhums typés high esters. Le responsable de la production actuel, Steve Magarry, aimerait revenir à ces méthodes, mais à l’heure actuelle c’est une culture locale de Saccharomyces Cerevisiae (plus standard) qui est à l’œuvre.
La distillerie a également comme projet de revenir à de plus en plus de rhums de pot-still, comme ceux de la marque Inner Circle autrefois détenue par la CSR (Colonial Sugar Refinery). Ces rhums étaient d’ailleurs en outre issus de fermentations à 100 % effectuées par des levures Pombe.
L’autre marque distillée chez Beenleigh : Inner Circle
Les origines de la marque Inner Circle se retrouvent en 1950 à la Pyrmont Distillery. À cette époque, la production y est relativement faible, et le rhum de la maison est uniquement consommé dans un petit cercle de privilégiés, intimes des dirigeants de la distillerie. Puis ces derniers se décident enfin à le rendre plus largement accessible tout en soulignant son côté exclusif. La marque Inner Circle (« cercle restreint », « entourage proche »), est donc née en 1968, et sera commercialisée jusqu’en 1986. Cette année là, la CSR vend son activité rhum à Bundaberg Distilling Company et ne se concentre plus que sur le sucre.
En 2000, un homme d’affaires se rapproche de Malcolm Campbell, l’ancien distillateur du Inner Circle. Ensemble, ils décident de relancer la marque et se mettent en quête de rhums dont le profil se rapproche le plus de l’original. C’est à la South Pacific Distillery, aux Fidji, qu’ils trouvent leur bonheur. Le rhum Inner Circle est donc désormais distillé aux îles Fidji et embouteillé par Beenleigh, en Australie.
En 2005, la production du Inner Circle revient en Australie, et tout est distillé en pot-still sur le site de Beenleigh.
Les rhums Beenleigh
La distillerie Beenleigh dispose pour sa gamme classique d’un pot-still et d’une triple colonne. Le moût fait un premier passage en colonne, avant d’être envoyé dans un alambic de 15 000 litres pour une deuxième distillation qui dure 12 heures.
Les vieillissements s’effectuaient autrefois uniquement en foudres de brandy australien, mais aujourd’hui le chai est aussi constitué de fûts ex-bourbon. Beenleigh a toutefois conservé quelques foudres aujourd’hui âgés de 100, voire 130 ans.
L’enfûtage se fait à un degré assez élevé de 75-78 %. Les rhums blancs sont élevés durant 2 à 3 ans, parfois 5, en foudres (ils doivent reposer ainsi durant au moins 2 ans pour obtenir l’appellation rhum).
Voici quelques notes de dégustation des rhums que j’ai eu l’occasion de goûter :
Beenleigh 5 ans – 40 %
Single blended rum
Vieilli en foudre de brandy et fût de bourbon
Au nez, le rhum est plutôt simple mais équilibré, typique d’un certain style anglais marqué par les fruits à coque caramélisés, le chêne blanc et la vanille. Il s’éclaircit rapidement sur les fruits, notamment l’écorce d’orange, et montre une concentration assez plaisante. Le temps renforce une impression de moelleux, avec du chocolat, du pain grillé, du bois tendre. Les fruits à coque caramélisés restent bien présents et gourmands.
La bouche surprend par un toucher très rond, emmené par des fruits matures et gorgés de sucre qui développent une chaleur assez lumineuse, très confortable. Le chêne brûlé et caramélisé apporte de la profondeur et de l’épaisseur, avec des saveurs de cacao et de noisette.
La finale renchérit en gourmandise, et nous laisse une impression de rhum plutôt sucré, relevé d’écorce d’orange.
Un style classique dirigé par le fût de bourbon, plutôt simple mais assez concentré, avec une touche d’orange très british.
Inner Circle Navy Strength – 57,2 %
Pure single rum
Vieilli 5 ans en fût de bourbon, assemblé avec quelques gouttes de rhum de 10 ans.
Le nez s’ouvre sur des tanins de fruits rouges et noirs, pris dans un coulis fraise / cassis ou un sorbet framboise. Alors que le rhum prend de l’épaisseur avec un léger repos, les fruits deviennent pâtes de fruits. Leurs sucres se caramélisent peu à peu, et l’on commence donc à apercevoir des notes un peu plus torréfiées, y compris un boisé bien grillé.
L’aération permet de projeter des notes très fraîches et amères, proches d’un gin aux arômes marqués d’écorces d’agrumes. La baie de genièvre et la coriandre rejoignent ensuite assez naturellement d’autres épices plus rondes comme la cannelle ou la muscade. On revient alors près d’un boisé toujours bien brûlé, mais tout de même assez rond et caramélisé.
La bouche est vive, gaie et colorée. Les notes les plus fraîches et amères s’évaporent sur la langue, et laissent place à une belle texture enrobante, ainsi qu’à une touche de sucre de canne cuit. Dans un milieu de bouche assez gourmand s’épanouissent quelques fruits exotiques sucrés à la chair veloutée, comme la mangue, puis un coulis de caramel encore chaud et bien collant.
La finale est un peu plus sèche et torréfiée, avec des notes surprenantes de céréales qui évoquent typiquement le whisky.
Une identité intéressante pour ce rhum, avec des notes de fruits rouges qui pourraient rappeler celles d’un Savanna HERR dont on aurait versé simplement quelques gouttes, et une jolie fraîcheur épicée. Tout ceci est contenu dans un boisé typiquement bourbon et bien torréfié.
Inner Circle Cask Strength – 75,9 %
Pure single rum
Brut de fût - Vieilli 5 ans en fût de bourbon, assemblé avec quelques gouttes de rhum de 10 ans.
Au nez, on trouve un rhum plutôt rond, doucement épicé, avec une jolie vanille qui précède un boisé blanc et moelleux. Ce dernier prend ensuite un air un peu plus végétal, plus frais, introduisant alors des fruits rouges délicats. Leur union avec la vanille nous dirige vers un marshmallow bien tendre, tandis que les notes végétales se font plus réglissées.
Avec un peu d’air, on rejoint davantage le profil du Navy Strength, avec un caractère fruité presque bonbon, tournant autour de fruits rouges et noirs à la peau charnue. L’équilibre se fait ensuite entre les fruits et un joli boisé ciré et épicé ; on apprécie à ce moment ce nez juste, simplement présent.
En bouche, la puissance est tout à fait raisonnable pour peu que l’on prenne quelques précautions. On est alors récompensé par un rhum très ample, qui offre une sensation de fruits à coques ardents et fumants, enrobés d’une mélasse parsemée de cristaux de sel. Celle-ci se fond en caramel doux, en sucre de canne et en tabac vanillé, puis le rhum se dilue et s’évanouit en fruits rouges au sirop, pâles et délicats.
La finale est plus astringente, avec des noix qui accrochent un peu le palais mais relâchent vite leur étreinte.
Une version brut de fût qui retient davantage d’arômes du vieillissement, mais qui reste ponctuée de notes de fruits rouges. J’ai finalement préféré ce côté plus équilibré, d’autant que le degré élevé est plus au service de l’amplitude que de la puissance.
L’Esprit Rhum - Beenleigh 2013 – 2018 – 78,1 %
Single blended rum
Brut de fût – 2 ans en foudre de brandy + 3 ans en fût de bourbon (donc 3 ans d’âge officiel, puisque seul le vieillissement en fût est comptabilisé)
Le nez, immédiatement disponible malgré le degré affiché, offre un joli équilibre entre les épices douces et les fruits à coque. La vanille caresse ainsi la noix grillée, et tous deux se roulent dans un caramel bien cuit, à la limite de la mélasse. Quelques notes plus légères ressortent ci et là, florales et fruitées, avec de la rose, de la violette, et des agrumes sucrés.
L’aération débarrasse définitivement le rhum de toute perturbation de l’alcool. Il se concentre donc sur son profil très équilibré, sur le tabac, le bois blanc, la vanille et les fruits à coque.
La bouche surprend par son attaque très fruitée, sur le fruit de la passion. On retrouve rapidement un boisé bien franc, puis on revient sur une salade de fruits au sirop toujours plus intrigante, et ma fois assez délicieuse. Le style anglais (façon Barbade) aperçu au nez se met en place : tabac, boisé blanc et tendre, vanille, fruits à coque caramélisés. Mais la fameuse salade de fruits reste toujours à l’esprit, bien que peu à peu concentrée et séchée sur le bois.
La finale conserve une peau d’orange encore fraîche et juteuse, avec un peu de cacao et de vanille.
On retrouve ici la trame du 5 ans officiel, avec beaucoup plus de concentration et d’expression bien entendu, et des fruits vraiment savoureux.
L’Esprit Rhum - Beenleigh 2014-2020 - 78,3 %
Single blended rum
Brut de fût – Vieilli en fût de bourbon
Le nez étonne d’abord par son caractère fruité, qui penche fortement vers le bubblegum à la fraise ou à la cerise. Le bois est léger, et surtout bien vanillé, il emmène avec lui des notes presque lactées et sucrées, comme un lait de coco bien frais.
Avec un peu d’air, le boisé vanillé tente de se faire une place au soleil, mais il ne lutte pas longtemps contre cette ambiance gaiement fruitée et acidulée. La pomme d’amour et le sucre d’orge sont de la partie, et ne comptent pas laisser leur place.
La bouche est très puissante, et le rhum s’empare du palais sans lui laisser aucune chance. Il agrippe les papilles d’un boisé mordant, ferme, mais pas brûlant. Puis les notes fruitées se mettent naturellement en place, avec un côté funky et corsé que l’on n’avait pas vu venir. Les fruits rouges et noirs n’ont plus rien d’un bubblegum, ils sont là et entièrement là, de leur chair sucrée à leur peau tannique, en passant par leurs pépins acidulés.
La finale laisse un petit bois verni nettoyer la place, et s’éloigner gentiment sur fond de vanille et de pain grillé.
Encore un profil singulier, certes sur une base de chêne américain, mais avec un côté bubblegum aux fruits rouges et un cœur finalement assez léger.
Ferroni - Brut De Fut Australie 2013 - 60,4 %
Pure single rum
Brut de fût – Vieilli en fût de bourbon pendant 3 ans en Australie + 3 ans en France en fût de Muscat Beaumes-de-Venise.
Le nez est relativement léger dans un premier temps, avec des notes acidulées et fleuries, un peu éthérées. Voici un rhum assez gai, dont on ne soupçonnerait pas le degré. Une ronde de fruits rouges et de grains de grenade tourbillonne autour d’un petit boisé caramélisé.
L’aération nous invite à nous tourner davantage vers le fût. On approche alors un chêne au grain épais, fourni, qui dévoile des notes de caramel, de céréales grillées, de pain toasté et d’épices roussies. L’ensemble est passé sous un filet de mélasse mâtinée de liqueur de vanille, pour ne pas oublier toute la gourmandise qui émane de tout cela.
La bouche est intense, mais semble à la fois sucrée et acidulée, avec un esprit pop et bubblegum dans les premiers instants. Cela cohabite sans trancher avec un versant plus torréfié, porté par le café, la mélasse, les épices rondes et le caramel. Le rhum devient à l’image de sa robe, sombre et gourmand, brun et dense.
La finale continue de laisser s’exprimer ce drôle de couple grenadine / café.
Un équilibre bien trouvé entre un côté torréfié et un caractère vraiment rond. Les notes de fruits rouges sont plus moelleuses que sur les autres rhums, et se rapprochent alors de la grenadine, mais tout ceci est encadré par des accents bien grillés.
Cane Island - Single Estate Australia - 4 ans - 43 %
Pure single rum
Vieilli en fûts de bourbon
Le nez est d’abord dominé par un fruité très doux, un peu acidulé, presque citronné. Quelques fruits rouges sucrés nous amènent vers une sorte de grenadine à l’eau de rose. Peu à peu, un boisé encore un peu vert se déploie, avec quelques accents végétaux.
L’aération confirme le fruité gourmand de ce rhum, avec un côté confit qui prend maintenant le dessus. Le végétal est velouté, très doux, et le bois en copeaux est comme enrobé de miel.
La bouche est très douce, avec une texture fluide et légère. Le rhum est malgré tout assez complexe, et passe par plusieurs phases assez déroutantes. On croise d’abord quelques fruits rouges bien dodus qui prennent la forme de guimauves, avant de se retrouver tout à fait fondues par un poivre décidé. Le bois prend le relais. Légèrement torréfié, il est comme enrobé d’une patine sucrée et végétale.
La finale revient passer un coup de vernis supplémentaire, au goût de grenadine cette fois.
Encore et toujours ces notes de fruits rouges aux accents un peu bonbon. La dilution importante (le brut de fût oscille plutôt autour des 70-75%) apporte forcément beaucoup de rondeur, mais on reconnaît ici le style Inner Circle.
Les fruits rouges façon bonbon semblent vraiment être la marque de fabrique du pot-still de la maison, et j’aurais tendance à les préférer lorsqu’ils s’effacent un peu derrière les arômes du fût. En cela, les assemblages pot-colonne ou les vieillissements plus marqués me conviennent davantage.
Dernière petite news avant de conclure, avec une cuvée « Flood » de Beenleigh qui devrait arriver dans les jours à venir. Il s’agit d’une distillation de 2017 qui a accidentellement connu une fermentation prolongée de 6 mois (!!!) suite à de fortes inondations qui avaient rendue la distillerie impraticable durant de longues semaines.