samedi 1 décembre 2018

Corps à Corps Japonais

À tous les rumlovers en mal d'exotisme, j'ai ce qu'il vous faut ! Voici sans doute l'une des distilleries de rhum les plus inaccessibles : la Grace Rum Company, située sur l'île de Minamidaito (Minamidaitō-jima) au Japon. C'est simple, au départ de Paris : après une douzaine d'heures de vol pour Tokyo, comptez encore 3 heures pour Okinawa, puis entre 15 et 17 petites heures de ferry pour rejoindre notre récif corallien.

https://www.japankuru.com/
L'île n'a été habitée qu'à partir de 1900, par des pionniers qui ont rapidement recouvert ses 30 km² de canne à sucre. Aujourd'hui la canne est toujours au centre de l'activité de ses 1400 habitants, avec plusieurs sucreries, et notre fameuse distillerie qui produit les rhums Cor Cor.
Une équipe de passionnés a pris le pari de mettre en valeur la canne à sucre locale et ses produits dérivés, et les études pour la création d'une distillerie ont commencé en 2002. Grace Rum Co a alors démarré son activité en 2004, avec Mme Yuko Kinjo à sa tête. Elle s'est notamment entourée de membres expérimentés de la distillerie Helios, qui produit du rhum depuis les années 60 sur l'île principale d'Okinawa

https://www.japankuru.com/
Les rhums Cor Cor (Coral Corona = Couronne de corail) se déclinent en deux grands styles : un rhum traditionnel de mélasse (qui tient plutôt du grand arôme) et un rhum de pur jus de canne. La distillerie est capable de produire 8000 bouteilles de rhum chaque mois, mais le chiffre fluctue en fonction des récoltes, puisque l'on utilise uniquement de la matière première locale. En outre, l'île étant régulièrement frappée par de violents typhons, les rendements peuvent être extrêmement réduits.

https://www.japankuru.com/
Malheureusement, je n'ai pas réussi à trouver d'informations sur les techniques d'élaboration de ces rhums. Je peux simplement m'avancer sans trop de risques sur une distillation discontinue et sur des fermentations prolongées.

Les principaux rhums proposés sont le Cor Cor étiquette rouge (une étiquette prend d'ailleurs la forme de l'île) qui est un rhum blanc de mélasse à 40%, et le Cor Cor étiquette verte qui est un rhum blanc de pur jus de canne, à 40% également.
Ces deux rhums se déclinent aussi en versions titrant à 25%, ce qui les prive de l'appellation rhum du point de vue Européen (un rhum doit titrer au moins 37,5%). Une version "premium" a été un temps en circulation, dans une belle jarre en terre.
Je vous propose de déguster ces rhums atypiques, clivants, mais intéressants et donc forcément à connaître :

 
Cor cor Vert - 40%
Rhum de pur jus de canne
 
Le premier nez est bien agricole, sans aucun doute. Alors que je m’attendais à une autre dimension, à quelque chose de vraiment à part, c’est un bon vieux poivre qui se pose là, tranquillement. C’est donc la canne côté écorce qui se détaille, avec sa paille. Juste après pressage, la bagasse est encore humide, et le jus a entamé sa fermentation. Celle-ci est de plus en plus avancée à mesure que le temps passe, elle est légèrement acide et aigre.

En passant le rhum sur les bords du verre, il commence à chanter un peu plus. Les végétaux s’élancent en chœur, secs mais parfumés, comme des plantes à tisanes ou des aromates. La fermentation s’est adoucie et le sucre ressort davantage, on retrouve un côté tomate et même ketchup façon Paranubes. Le poivre s’est entouré d’une famille entière d’épices qui amorcent à leur tour un côté salé, façon saumure d’olives noires.

L’attaque en bouche est très douce mais le rhum est chargé. Le poivre n’est pas venu tout seul, il s’accompagne d’une charcuterie fumée et bien grasse, presque trop. On est en plein sur le versant salé, avec des câpres et des olives. C’est un rhum plein et huileux, une huile dans laquelle ont macéré des aromates résineux comme le romarin. On revient ensuite à un jus de canne plus naturel, avec un retour de la bagasse, une pointe de zeste de citron vert, et surtout du poivre.

Le poivre domine largement la longueur, le rhum persiste avec un côté animal, sur le cuir.

Le résultat est très étonnant pour un agricole, et ne manquera pas d’en déconcerter plus d’un. Les seuls liens avec les purs jus que l’on connaît sont le poivre et la bagasse, mais il y a tellement de monde autour que l’on oublie un peu où l’on est. Mais après tout est-ce bien grave ? Il y a du caractère, on ne s’ennuie pas, même si quelques degrés de plus seraient tout de même appréciables. Il y a des notes fortes mais aucune n’est fausse, ça semble un peu fou mais c’est finalement assez raisonnable. 


Cor Cor Rouge - 40%
Rhum de mélasse
 

Le nez s’ouvre sur un registre saisissant, comme une charcuterie très grasse, et presque sur le fromage. Attention aux cœurs fragiles, c’est très très intense et poignant. Les herbes qui viennent habiller la charcuterie amènent leur lot de fraîcheur et nous envoient chercher vers la réglisse fraîche ou la mélasse. La grosse fermentation est au rendez-vous, vous l’aurez compris, donc on ne fait pas l’impasse sur l’olive, ni sur les fruits exotiques trop mûrs. Ces derniers ne cessent de gonfler, comme dans un rhum arrangé trop longtemps oublié.

L’aération laisse apparaître quelque chose métallique, comme une odeur de soudure, de fumé, ou encore une certaine minéralité, de pierre à fusil. On peut aussi partir sur la truffe, la tourbe (pas la fumée de tourbe), ou sur la tapenade d’olive noire. Le repos apporte plus de gourmandise, l’ensemble complexe a tendance à se confire. On retrouve alors un rhum de mélasse plus classique mais toujours bien chargé, avec des ananas très mûrs, des fruits rouges et un côté médicinal.

L’attaque est relativement vive pour les 40% annoncés, mais le rhum se fond assez rapidement. L’entrée en matière est d’abord fraîche et florale, avec de la lavande et des herbes aromatiques comme le romarin, l’origan. Après une phase sur le muscovado, la fermentation s’exprime sous la forme de légumes comme le chou fleur ou l’artichaut, tout deux bien parfumés de poivre doux. La saumure d’olive reprend enfin la main et bouscule un peu, le côté jus de viande peut aussi éventuellement être de trop.

La finale est musquée, animale, sur le cuir salé et la saumure d’olive, on aurait aimé un peu de répit et de légèreté. La longue persistance au palais penche sur une mélasse aux accents résineux et médicinaux.

Cette version mélasse pousse le bouchon encore plus loin. Complexe, foisonnant, son nez interpelle, mais sa bouche s’enlise un peu, ce qui le rend finalement assez écœurant. Je pense que le très joli HEOC de la distillerie Bows évite justement cet écueil avec ses 57% qui lui assurent du mordant et de la fraîcheur. Ou alors quitte à faire quelque chose de fou, autant aller vraiment à fond dans toutes les directions comme chez O’Baptiste. Ici, malgré une attaque intéressante, on baigne dans des notes assez compliquées, avec une sorte de tiédeur, ce qui rend la dégustation plutôt exigeante.