samedi 28 mars 2020

Terre du Sud : La Distillerie du Soleil (Nouvelle-Calédonie)


Photographies (c) La Distillerie du Soleil

On n’arrête plus les découvertes de distilleries ! Le pur jus de canne est pleine forme, grâce aux dénicheurs de Grogues du Cap-Vert, aux engenhos de Madère qui ont réussi à promouvoir leurs nectars en dehors de leur île, aux habitations renaissant en Martinique, aux passionnés qui amènent les terroirs du Sud-Est asiatique jusqu’à nous, à l’essor des aguardientes mexicaines etc etc.

Le rhum de mélasse n’est pas en reste, on le distille de plus en plus en Europe et les embouteilleurs commencent à sortir des classiques pour nous dénicher de jolies choses provenant d’Australie ou d’Amérique Latine par exemple.

Parmi ces découvertes, il y a des maisons centenaires restées discrètes jusqu’ici, des paysans dont la gnôle ancestrale intéresse désormais les rumgeeks ; il y a des startuppers à la pointe, et puis des petits nouveaux déjà bien rodés, qui font chauffer le cuivre depuis quelques années et qui sont aujourd’hui prêts à faire parler d’eux.


La Distillerie du Soleil fait partie de cette dernière catégorie, et opère sur un territoire lointain plutôt en vogue : le pacifique. Jusqu’alors discret, le rhum de Nouvelle-Calédonie est pourtant une évidence, puisque ce territoire tropical a tout ce qu’il faut pour plaire, et c’est d’ailleurs ce que s’est dit Philippe Bruot, le créateur de la distillerie en question.

Mais si nous n’avons pas entendu parler d’eau-de-vie de canne Calédonienne plus tôt, c’est bien parce que les choses n’ont pas toujours été si évidentes que cela. La canne et le rhum y ont eu une histoire compliquée, bien que le potentiel ait toujours été là.

L’île a été colonisée par les français au milieu du 19ème siècle, alors que la canne à sucre y était présente depuis toujours. Cette canne à sucre a rapidement été perçue comme un excellent moyen de peupler et de dynamiser la colonie, d’autant qu’au même moment La Réunion connaissait une sévère crise sucrière (en raison de la concurrence du sucre de betterave notamment).

(c)A.Marchand
On a alors décidé de faire appel à des Réunionnais déjà bien expérimentés en matière de sucre, afin de développer la plante et son industrie en Nouvelle-Calédonie. 7 usines ont ainsi vu le jour au cours de la deuxième moitié du 19ème.

 Les complications sont vite arrivées, car si la Nouvelle-Calédonie avait tout pour réussir sur le papier, la gestion du développement de l’industrie du sucre a souffert d’un amateurisme certain. Certaines spécificités du pays n’ont pas été prises en compte, comme des inondations fréquentes, notamment suivies de sécheresses et d’invasions de criquets.

(c)C.Nething
De plus, le matériel utilisé était entièrement d’occasion, vieillissant, et les exploitants ne disposaient pas assez de fonds pour faire tourner tout cela correctement. En gros, on a essayé de reproduire le modèle réunionnais, mais sans un sou. Pour couronner le tout, la main d’œuvre largement composée de bagnards était loin d’être aussi efficace que les travailleurs engagés à La Réunion. Elle était de surcroît mal encadrée par une administration pénitencière qui ne connaissait rien au métier.

L’industrie a ainsi très vite décliné, jusqu’à s’éteindre définitivement en 1900 pour laisser le champ libre aux mines de nickel.

(c)G.de la Richerie
Durant cette courte période d’activité, on a assisté à une petite production de rhum, comme en témoignent quelques images d’époque.

C’est en 2016 que le rhum a de nouveau coulé sur l’île, tout du moins sous une forme commerciale, car la distillation y étant libre, quelques gourmands comme Philippe Bruot ont toujours fait tourner l’alambic pour le bonheur de leurs voisins et amis.

Originaire du Nord de la France, Mr Bruot a passé sa jeunesse près de bouilleurs de cru et a toujours baigné dans cette tradition. C’est tout naturellement qu’il a entretenu la flamme en arrivant en Nouvelle-Calédonie, car même si la culture de la canne à grande échelle avait disparu, quelques parcelles de canne à sucre subsistaient, pour fournir une canne de bouche ou pour nourrir les cochons.

Son entourage louant ses talents de distillateur, et son envie d’exprimer le goût de son terroir grandissant, le créateur de la distillerie a décidé de passer à la vitesse supérieure. Son projet a suscité l’adhésion des agriculteurs environnants et de quelques particuliers planteurs de canne, ainsi une culture sérieuse de la canne à sucre a été entreprise pour relancer une filière digne de ce nom. Notons au passage qu’en Nouvelle-Calédonie, la culture locale n’a pas la même notion du champ que l’on peut avoir en France métropolitaine. On trouve plutôt un espace de culture vivrière, comme le faapu polynésien, que l’on rapprocherait plutôt d’un jardin potager.


Cela s’est fait avec l’appui de Gilles Cognier, ancien directeur de La Mauny et aujourd’hui consultant, qui a fourni toute son expertise technique d’ingénieur agronome aussi bien pour la culture de la cane que pour la production de rhum.

Philippe Bruot a construit la distillerie partir de rien et s’est doté d’un joli alambic Stupfler de 500 Litres, ainsi que de cuves de fermentation de 2000 Litres. Il ne restait plus qu’à démarrer l’aventure.


La Distillerie du Soleil produit aujourd’hui des rhums de pur jus de canne et un rhum de mélasse, ainsi que des rhums arrangés.

Plusieurs variétés de canne se développent sur un terroir de laterites rouges, avec une terre acide et pauvre. On y trouve une canne rouge « classique » qui a été introduite au 19ème siècle et qui exprime donc une véritable idée du terroir Calédonien, une canne rouge surnommée « Canne Langouste » (qui fera l’objet d’une distillation monovariétale prochainement), une canne orange appelée « Canne du Chef », et une variété de canne « de bouche », verte.


Toutes ces cannes sont cultivées selon les principes de l’agriculture biologique, bien qu’elles ne disposent pas encore de l’appellation correspondante. La distillerie espère obtenir un label d’agriculture raisonnée dans un premier temps.

La récolte s’effectue à la main, ou plutôt au sabre, en plein été et sur seulement un mois de temps, entre novembre et décembre. Le jus de canne est fermenté dans des cuves thermo-régulées, à l’aide de levures commerciales. Ces fermentations sont très longues, 10 à 20 jours, et elles sont menées jusqu'au bout (le distillateur, qui a été formé dans la viticulture, y met un point d’honneur!).


Elles sont longues pour plusieurs raisons: les vesous obtenus sont très sucrés, et donnent des moûts qui font parfois jusqu'à 14 degrés. Cela est dû notamment au fait que la récolte des cannes se fait en plein été austral, très sec dans la région. Donc il faut du temps pour les levures pour consommer le tout. Deuxièmement, les cuves thermo-régulées à 26 degrés permettent de bien contrôler la fermentation, ce qui contrebalance le fait que la distillerie n’utilise aucun régulateur chimique (pas d’acide notamment).

Pour ce qui est du rhum de mélasse, il est distillé le reste de l’année, ce qui permet à La Distillerie du Soleil de rester active quasiment en continu. La matière première provient d’Australie, de la sucrerie Bundaberg. La fermentation s’effectue de la même manière que pour le rhum agricole, mais s’étend rarement au-delà de 10 jours.

L’alambic Stupfler permet de faire des eaux de vies très rondes, même a 80 degrés, avec une seule passe. Les têtes et queues de distillation sont re-distillées puis assemblées au cœur de chauffe, et encore une fois la qualité de rectification de l’alambic fait qu’il n’y pas de perte en volume lors de cette opération.


On parle réellement de micro-distillerie, puisque seuls 800 Litres de rhum agricole à 82 % sortent de l’alambic chaque année.

La distillerie étudie à l’heure actuelle plusieurs projets de vieillissement, elle réalise des essais dans plusieurs types de fûts usagés, qu’ils soient anciens fûts de spiritueux, de vin, ou même de bière.

Nous allons déguster une distillation spéciale de canne verte, issue d’une fermentation spontanée, donc avec une levure endogène (= naturellement présente sur la canne et donc dans son jus). Cette fermentation a duré un peu moins longtemps que pour les autres rhums agricoles (soit environ 10 jours tout de même !) car les levures endogènes sont un peu moins résistantes.

Terre du Sud – Rhum pur jus 100 % canne verte – 45 %
Pure single agricole

Je cite Mathieu Huy-Champot, distillateur et maître de chai : « Sur cette cuvée, nous avons constaté que pendant la presse, le moût était déjà parti en fermentation. Je ne voyais aucun intérêt à le levurer, vu qu'il y avait peu de chance que les levures de culture reprennent le dessus. C'était également l'occasion de voir ce que les levures du terroir étaient capable de donner. On a plutôt été étonné du résultat, le seul point noir est que le rendement alcoolique de ces levures n’était pas optimum. »

Un très joli nez de canne, mure et réglissée voire anisée. Le rhum est intense, puissant, la canne à sucre saute au nez, mais sans aucune agressivité. Le poivre souligne une fibre consistante, un cœur épais et charnu.

L'aération amène une très belle ampleur, et l'on se retrouve avec un équilibre entre franchise et rondeur. La canne est rayonnante, à la fois épicée et bel et bien végétale. Elle porte quelques touches de zeste de citron vert, un peu de framboise et de mangue verte. Le repos amène quelque chose de confit qui évoque une tarte aux pommes.

L'attaque en bouche est ronde mais bien présente. Le rhum enrobe les papilles de tout son gras. La canne est équilibrée entre le fruit, les épices et le côté presque boisé de sa fibre. C'est ce végétal moelleux et sucré qui s'étale ensuite généreusement sur les papilles.

La finale montre une petite touche cuivrée, une pointe de poivre, et de belles saveurs de sucre cuit.

C'est extrêmement réjouissant de voir que l'on peut faire de superbes rhums de pur jus partout sur le globe. Les possibilités semblent ainsi infinies, et à la fois on retrouve partout cette identité forte de la canne. Ici nous avons affaire à une belle eau-de-vie ronde et épicée, avec du caractère et pas trop de douceur, ce qui la rend parfaite pour la dégustation ou les cocktails, mais un peu juste pour le ti'punch compte tenu de sa faible puissance (dommage car son profil s'y prête bien !).

Terre du Sud – Rhum traditionnel - 45 %
Pure single rum

Le nez se partage entre des notes gourmandes, fruitées, acidulées, et des arômes issus d'une grosse fermentation. Les notes lourdes de truffe et d'olive ne nuisent pourtant pas à la gourmandise, loin de là. Les fruits exotiques bien mûrs sont naturellement de la partie, et nous évoluons sur un jus d'ananas bien concentré, de plus en plus frais, avec des citrons verts confits au sel.

Avec un peu d'air, le rhum s'arrondit considérablement et s'enroule autour des narines. Son côté légèrement iodé se développe, puis se marie avec le poivre et un côté gras qui tirerait presque du côté de la charcuterie. Une autre facette évolue en parallèle, beaucoup plus fruitée, entre le pamplemousse et la grenadine, avec quelques accents fraîchement acidulés.

La bouche est extrêmement douce, assez aqueuse, et donc beaucoup plus clémente que le nez ne pouvait laisser présager. Les notes les plus lourdes sont intégrées dans un profil plutôt rondement épicé, puis végétal, avec des aromates un peu résineux comme le romarin. L'olive en saumure nous ramène au côté iodé, le poivre est savoureux et vient étonnamment rappeler le vesou fermenté, ainsi que l'artichaut mariné.

La finale est longue, habitée par l'olive, les aromates et le poivre.

Voici un rhum de mélasse qui ne trompe pas sur son côté artisanal. Seules une belle fermentation et une distillation soignée peuvent amener à la fois ces notes subtilement fraîches et fruitées, et ces arômes lourds qui donnent une assise énorme au rhum. Ici c'est seulement la réduction qui pêche, et qui entraîne une sensation aqueuse dès l'attaque en bouche. Une réduction différente et/ou quelques degrés de plus, et peut-être aurions-nous un rhum frais et explosif, gras et lourd, la perfection !

Rhum Arrangé Garcinia Puat – 30 %


À base de rhum de mélasse, ce rhum arrangé est élaboré avec un fruit endémique de la chaîne montagneuse calédonienne, le Garcinia puat, de la famille du mangoustan.

Le nez s'ouvre sur des fruits frais et acidulés, on pense d'abord aux agrumes et notamment au pamplemousse. Le côté sucré se traduit par un sensation de confiserie cassante comme l'enrobage d'une pomme d'amour, mais la fraîcheur et le naturel du fruit reprennent vite le dessus.

En bouche, c'est très gourmand, sucré, avec d'abord toute la structure du rhum de mélasse, puis une impression de jus de fruit frais, comme un smoothie. On sent bien sa chair, sa fraîcheur, ses noyaux, et on apprécie cette sensation de naturel.

Ce rhum arrangé est encore une fois dangereusement gourmand, et l'occasion de goûter un fruit de l'autre bout du monde ne se refuse pas, d'autant que celui-ci est très frais et conservé dans un très bon rhum.