dimanche 27 janvier 2019

Les papilles, la chimie et le rhum




(c)aromaster.com

Lorsque l’on s’intéresse au rhum et que l’on veut savoir ce qui s’y passe en profondeur, on commence à avoir des lectures de plus en plus techniques, sur les réactions qui ont lieu lors de la fermentation, de la distillation ou du vieillissement.
Il y a également une lecture que je vous conseille vivement ; celle du livre « Les papilles du chimiste – Saveurs et parfums en cuisine », de Raphaël Haumont (édité chez Dunod). Cet ouvrage, qui m’a été offert par des amis qui partagent ma soif de savoir et de toutes autres choses, m’a passionné car il explique de façon claire et accessible ce qui se passe dans l’assiette (que l’on peut facilement transposer au verre), dans la bouche et surtout entre les deux.

 
J’ai souhaité vous faire un résumé de ce que j’ai retenu, et de ce qui m’a permis de comprendre en détails des choses que l’on sait tous, comme le fait que chacun ait des perceptions différentes d’un même rhum, ou que la forme du verre est importante.

 
Comment capte-t-on les arômes ?

Les arômes peuvent être captés par le nez et la bouche, mais on sait que c’est en réalité l’odorat qui fait quasiment tout le boulot.

Les molécules aromatiques arrivent par la muqueuse du nez, puis se dirigent vers les bulbes olfactifs qui contiennent des récepteurs, que certains scientifiques identifient déjà comme parties intégrantes du cerveau. Les arômes activent alors ces récepteurs pour provoquer une réponse olfactive du cerveau.

Plus précisément, et de manière imagée, un récepteur est comme une serrure dont l’arôme est la clé. Les récepteurs reconnaissent la forme, la taille et l’agencement des molécules. Lorsque la bonne clé glisse dans la bonne serrure, le récepteur déclenche le passage de l’info biochimique (la molécule aromatique) en message électrique au cerveau.



Pourquoi n’a-t-on pas toujours le même ressenti que son voisin ?

On constate souvent que les impressions de dégustation divergent fortement d’une personne à une autre. Il y a plusieurs raisons à cela :

D’abord, notre catalogue personnel d’arômes est lié à nos souvenirs, donc chacun peut associer un même arôme à des expériences qui lui sont propres.

Ensuite, nous n’avons pas tous les mêmes « serrures » (récepteurs), ou alors en différentes quantités, ce qui nous rend plus ou moins sensibles à certains arômes. On constate en revanche que l’expérience et l’entraînement créent de nouvelles serrures. En outre, à force de s’exercer, la quantité de matière grise dans les zones olfactives du cerveau augmente.

Enfin, les molécules ont chacune un seuil de détection (une concentration à partir de laquelle on peut la réperer), qui est variable et personnel à chacun. Ce seuil est également lié au produit en lui-même, on peut dire qu’il y a des moyennes observées. Mais compte tenu du fait que chaque individu a des seuils de perception différents et qu’un produit contient souvent énormément de molécules, chacun sentira une molécule davantage qu’une autre. C’est pourquoi les perceptions en dégustation sont très personnelles, en plus de l’histoire et des souvenirs de chacun.

C’est aussi pourquoi on essaie de trouver des références communes dans les notes de dégustation, et que les notes trop précises (invoquant les orties blanches du Kilimandjaro…) sont pénibles et frustrantes.

Afin de mettre un peu d’ordre dans tout cela, on utilise également des roues des arômes. Cela permet de comprendre les affinités entre arômes, de situer un rhum en fonction des arômes cités, et de juger de sa complexité. Elles se lisent du centre vers l'extérieur : le premier cercle désigne un domaine, le second désigne une famille dans ce domaine, et le troisième cercle précise en désignant ce que l’on appelle un référent (molécule). On peut ainsi dire qu’un rhum est complexe lorsqu’il fait appel à différentes familles.



Les papilles sont finalement assez surestimées

Même en bouche, c’est encore le nez qui travaille. Le goût en lui-même est presque négligeable, car c’est la retro-olfaction (retour des arômes de la gorge vers le nez) qui envoie plus de messages au cerveau que les papilles gustatives. Les arômes sont perçus un peu différemment par rapport au nez, car le liquide est modifié par le contact avec la salive et par la chaleur de la bouche (comme dans le principe de la distillation, la chaleur de la bouche va faire « s’envoler » certaines molécules qui s’évaporent autour de 37,5°C).

Les papilles détectent plutôt les sensations (chaud, froid, amer, astringent, acide...). Plus précisément, les papilles fongiformes (pourtours de la langue) et caliciformes (au fond) détectent saveurs et sensations. Les papilles filiformes (au centre), quant à elles, détectent plutôt la texture. 


On dit souvent que les différentes régions de papilles sont affectées à un certain type de saveur. Ainsi, le devant de la langue détecterait le sucré, les côtés enverraient des informations sur l’acide et le salé, et le fond, sur l’amertume. C’est faux en réalité. La salive dissout et répartit le liquide, et l’ensemble des papilles est capable de transmettre tous types d’informations. 

Pour rendre grâce à ces pauvres papilles injustement dévaluées, il faut quand-même dire que les récepteurs du nez et de la bouche sont assez différents. Ils ne réagissent pas aux mêmes choses, et il se trouve que malheureusement pour le palais, les molécules qui nous entourent ont plus tendance à solliciter le nez. Un exemple simple de ces différences : la rose sent fort au nez mais n'a en comparaison quasi pas de goût. Alors qu’à l’inverse, le sucre ne sent pas très fort mais a un goût (ou au moins une sensation) en comparaison assez prononcé.

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N’oublions pas le nerf trijumeau !

Il existe un autre organe qui intervient dans la dégustation : le nerf trijumeau. Ce nerf crânien relié aux yeux et au nez détecte le piquant, mais aussi le niveau d’alcool ! C’est une alarme naturelle contre d’éventuels produits toxiques. D'où parfois la petite larme à l’œil ou le nez qui coule pour essayer d'évacuer le trop plein de molécules de piment ou d’éthanol.


Parfums, arômes, saveurs et sensations

Il arrive qu’arômes et sensations se confondent. Par exemple, lorsque vous qualifiez des notes de « métalliques », vous ne rêvez pas. D’abord, elles sont parfois apparentées aux arômes soufrés, mais pas seulement : l’acide dissout l’acier ou le cuivre (de l’alambic) et le transforme en ions métalliques. Les ions favorisent l’action des UV sur les lipides, et les lipides se décomposent en hydrocarbures plutôt aromatiques. 
Il se passe la même chose avec la sueur (acide) et les lipides de notre peau quand on a touché une pièce, donc on rapproche cette sensation à ces arômes. À ce moment, le toucher se mêle à l’odorat, et c’est cette sensation qui resurgit quand on ressent un côté métallique dans un rhum.

Le froid et le chaud sont aussi des sensations courantes, qui ne sont pas forcément liées à la température de dégustation. 
Nous avons des récepteurs thermiques dans la bouche, et certaines molécules jouent avec ces récepteurs. On peut parler de saveurs froides ou chaudes. Le menthol et le limonène en sont de bons exemples.
En outre, ces derniers diminuent la sensation sucrée et peuvent accroître la sensation acide ou amère. On peut ainsi perturber le cerveau entre température réelle et saveur. Ce sont ces perturbations qui nous plaisent car elles excitent notre système nerveux central. Par exemple, si l’on boit une boisson glacée au gingembre, il se produit un « bug » entre la saveur chaleureuse du gingembre et le froid réel de la boisson, ce qui ne manque pas de susciter notre intérêt.

Vanilline 
 
Un jeu de dupes entre les molécules et le cerveau

Les contrastes sont intéressants car ils « baladent » le cerveau : la chauffe forte du fût amène de l’amertume, les tanins amènent de l’astringence, ce qui est souvent contre-balancé par de la rondeur ou de la vanilline (trop souvent artificiellement, mais pas que). Cela va même plus loin, car ces ressorts font appel à notre nature profonde, où l’amer = danger toxique, alors que le sucre = source rapide d'énergie et donc de vie. C'est plus la dynamique du contraste que le sucre en lui-même qui séduisent. C’est pour cela qu’un rhum qui a uniquement la qualité d’être rond est si vite ennuyeux.

Un autre « bug » peut aussi venir du fait de l’incapacité du cerveau à reconnaître individuellement, au sein d’une combinaison, des molécules proches les unes des autres. Ce bug se traduit alors en harmonie, un « je ne sais quoi » simplement plaisant. C’est ainsi que certaines associations d’arômes improbables fonctionnent car en réalité leurs molécules sont proches. L’art de l’assemblage s’applique donc aux rhums, mais surtout aux molécules qui les composent.

Il existe un autre mécanisme intéressant, qui fait appel à un contraste encore plus radical. On peut l’illustrer par l’exemple de l’association entre acide et pâtissier. Les 2 réactions sont différentes : la sensation d’acidité circule par impulsion électrique, alors que le pâtissier se transmet par réaction biochimique (« les serrures »). On a donc ici deux sources simultanées de stimuli, ce qui est encore plus intéressant pour le cerveau. Le fait que ce soit agréable ou non appartient ensuite à l’équilibre entre les deux, bien entendu.

Acétate d'isoamyle (banane)

Les molécules aromatiques

Les molécules ont des seuils de perception différents, exprimés en particules par million (ppm). Tout est question de concentration et de seuil de détection. Le nombre d'unités par volume d'air (ppm) doit être suffisant pour provoquer une réponse olfactive. Par exemple, le chou a un seuil de perception de 0,1 ppm. Cela signifie que si l’on a un volume d’air qui compte 1 million de molécules, 0,1 molécule d’arôme de chou suffit à rendre cet arôme perceptible. 
Certaines molécules ont un seuil très très bas, ce qui veut dire qu'on les repère en quantités infimes, et qu’à l’inverse elles sentent extrêmement fort si elles sont ne serait-ce qu’un peu concentrées. La molécule qui donne l’odeur du caramel a un seuil de détection de 0,00004 ppm, et celui de l‘arôme bouchonné est de 0,00015 ppm. D'autres au contraire ont des seuils de détection plutôt hauts, comme l’éthanol, avec 100ppm.

Au passage, revenons un instant sur l’arôme « bouchonné », avec cette petite astuce : la TCA est la molécule responsable du goût de bouchon. Elle est très proche du polyéthylène, avec lequel elle peut se lier facilement. Donc si l’on verse un vin bouchonné dans un sac plastique en polyéthylène, le TCA va venir s'accrocher au polyéthylène, ce qui débarrassera le vin de son arôme de bouchon.Ca ne fait pas rêver, mais ça vaudrait le coup d’essayer.

Il y a parfois de très légères différences de composition et de concentration entre deux arômes. Leurs molécules auront parfois la même structure, avec les mêmes atomes en même quantité, mais avec une forme symétriquement opposée, comme dans un miroir.
C’est par exemple le cas des molécules responsables des arômes de citron ou d’orange, de menthe ou de carvi, et plus surprenant, de bois ou de framboise. C’est encore une fois une histoire de clé et de serrure. La clé peut paraître très semblable, elle n’entrera que dans la serrure qui correspond précisément et ne déclenchera un message au cerveau que si elle est présentée de manière conforme.


Les arômes sont le fruit de dizaines de molécules, cependant certains sont largement dominés par une seule qui leur est spécifique. Pour le clou de girofle, c’est l’eugénol, pour la réglisse, l’acide glycirrhizique, et pour la banane, l’acétate d'isoamyle. 
A l'inverse, la coumarine est présente dans un tas d'arômes, ce qui fait d’ailleurs que ces exemples s’accordent bien entre eux : noyau, amande amère, tonka, cannelle de chine, céleri, panais, vanille pompona (qui au passage est pauvre en vanilline).

La chimie est un bon point de départ pour les associations mets-rhums (food pairings). L’hexanoate d'éthyle et l’octanoate d'éthyle (respectivement typiques du fleuri ou du fruité de Long Pond), le butanoate d'éthyle (ananas de Hampden), l’acétate d'éthyle (solvant de New Yarmouth), l’acétate d'isoamyle (banane de Worthy Park) existent dans des aliments, on peut s’amuser à les y retrouver pour imaginer des associations.


Le comportement des molécules au-dessus du verre

Dans l'air, les molécules se déplacent par convection (mouvements en fonction des variations de température et de densité). 

Il y a la convection thermique, qui entraîne des mouvements de l’air  en fonction de la température (ce qui explique le besoin de déguster à température ambiante, pour ne pas que les arômes s’envolent anarchiquement).  

Et puis il y a la convection chimique : c’est une sorte de recherche naturelle de l’équilibre, où les molécules se déplacent vers lendroit où elles sont le moins concentrées.
Le nez d'un rhum traduit ainsi la concentration de molécules qui flottent au-dessus du verre, d’où l’importance de la forme de ce dernier. Un verre à faible ouverture piège les arômes volatils et ralentit leur migration vers le grand large qu’est l’air ambiant, qu’ils n’arriveront jamais à équilibrer, les pauvres imbéciles.
A l'inverse, donc, plus l'ouverture est large, plus les échanges sont favorisés dans l’espace. Les molécules vont donc chercher à saturer l’air ambiant, et d’autant plus en raison du phénomène qui suit.


L’évaporation, c’est assez compliqué

L’évaporation se fait en fonction de la « pression de vapeur saturante ». En très gros, le rapport entre le volume de liquide et le volume d'air ambiant fait qu'un équilibre tente de se créer entre liquide et gaz. On a une évaporation car le liquide essaie de rattraper la quantité de gaz dans l'atmosphère.


Le phénomène est variable en fonction de la température (l’ébullition en est une forme aboutie). Plus l’arôme est perceptible à froid, plus les composés passent déjà en phase gazeuse même à faible température (température d’ébullition faible). À l'inverse, on a exemple de l'huile : elle ne sent pas trop à froid mais elle sent très fort quand elle est chauffée (température d’ébullition élevée).

On en revient évidemment encore une fois au principe de la distillation. Si les molécules ont une affinité avec alcool, ainsi qu’une température d’ébullition proche, elles s'envolent avec lui.
Mais c'est plus compliqué que ça : par exemple, faisons un mélange eau + menthe poivrée. On fait bouillir à 100°C, mais on récupère quand même de la menthone qui bout normalement à 209°C. Comment est-ce possible ?

C’est là que cela devient compliqué, car la température d’ébullition n’est pas suffisante comme paramètre, il faut aussi penser au poids moléculaire (nombre d'atomes). Le limonène a une masse molaire faible, ce qui explique pourquoi cela sent vite fort quand on épluche une Clémentine. La vanilline et le menthol ont également une masse molaire faible, on s’en aperçoit dès que l’on ouvre une gousse de vanille ou que l’on coupe un brin de menthe. Il faut aussi penser aux affinités avec l'eau ou l'huile (essentielle) qui vont s’évaporer plus ou moins rapidement. Tout cela s’appelle « l'entraînement à la vapeur », et c’est assez complexe à appréhender.

Bien sûr, lorsque le rhum est dans le verre, on n’atteint pas ces températures d’ébullition, mais les principes d’évaporation et d’entraînement à la vapeur sont bel et bien en action. C’est pour cela qu’un rhum va se comporter différemment en fonction de la température, de la saturation de l’air en molécules aromatiques ou en humidité, de la forme du verre etc…


Note finale 

Pour finir, on peut aussi modifier l’agencement des molécules, et donc la perception des arômes, en ajoutant de l’eau. Cela va avoir pour effet de remanier nos clés, qui vont alors activer d’autres serrures, pour d’autres messages au cerveau (ou pas, si l’on a la main lourde ou si l’agencement des molécules n’est pas propice à l’accueil de molécules d’eau).

3 commentaires:

  1. Bonjour Nicolas,

    Super article. Il y avait pas mal de choses que je savais déjà, mais il y en a d'autres que j'ai pu approfondir. Ce livre a l'air très intéressant. Je l'ai ajouté à la liste des livres qu'il faut que je lise.

    Tu parles au début de ton article d'autres livres pour t'instruire. Aurais-tu des recommandation à me faire ? Particulièrement sur le fermentation et la distillation, je m'y intéresse particulièrement en ce moment.

    Merci pour cette article que je vais recommander.

    Régis

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    1. Bonjour Régis, désolé pour cette réponse tardive, j'avais loupé ton commentaire très sympathique :)
      D'un point de vue technique, je te recommande "De la canne au rhum" (https://www.amazon.fr/canne-au-rhum-L-Fahrasmane/dp/2738007287) qui a été écrit par des scientifiques de l'INRA. C'est court mais dense, vraiment très intéressant.

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  2. Bonjour Nicolas,

    J'ai aussi mis du temps à voir ta réponse. J'ai fait ma propre recherche de mon côté et je suis content de voir que le livre que j'ai pris est exactement celui que tu me conseil. Je ne l'ai pas encore commencé parce que je dois en finir un gros avant, mais c'est vrai qu'il promet.

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