dimanche 14 février 2016

Le grogue : Rhum agricole du Cap-Vert

Article élaboré avec l'aide de Fernando et Christine Mandl de la distillerie O Curral (Merci !)

Archipel du Cap-Vert - Atlas Maior - Joan Blaeu

La date d'introduction de la canne à sucre au Cap-Vert fait l'objet de débats. Attention article polémique et sulfureux ! Soit elle a été introduite au Cap-Vert en 1508 par les Portugais revenant des Amériques, soit cela remonte à 1420 environ lorsque le fils du roi du Portugal décide de planter la canne dans toutes les possessions du royaume (Madeire, Cap-Vert, Canaries, St-Thomas), les plants venant cette fois ci de Sicile où elle avait été introduite par les Arabes.

Santo Antão -  Vue de O Curral
Quoi qu'il en soit les conditions pour produire le Grogue ne furent réunies qu'à la fin du 17ème siècle, voire début du 18ème. Au départ sa production était vue d'un très mauvais œil et les producteurs étaient même victimes d'un harcèlement des autorités qui y voyaient un danger grave pour la santé publique (un alcool maison bricolé dans les champs ? Dangereux ? pffff ). Mais finalement, la production étant généralisée, le grogue s'est imposé comme la boisson nationale et même la Royal Navy Britannique devint cliente de cette eau-de-vie pur jus de canne. 


C'est d'ailleurs auprès des matelots de la Navy que les Cap-verdiens ont baptisé le grogue. Le mot Grog vient de l'Amiral Vernon qui en 1740 décida de diluer la ration quotidienne de rhum de ses matelots. Cet Amiral portait un habit de Grogram (du Français "Gros-grain", tissu grossier) et les matelots qui n'avaient pas du tout apprécié cette nouvelle mesure le surnommaient "Old Grog", ce qui a été étendu à sa boisson. De là proviennent notre grog contre le rhume ou encore l'expression "groggy".
Finalement les autorités y trouvèrent leur compte car 1866 naissait la loi de taxation du grogue, comme quoi la santé publique après tout... En 1941 on essaya encore de l'interdire par une nouvelle loi mais sans conviction, ce qui ne réussit qu'à développer une contrebande encore plus néfaste au pays.

O Curral
Il existe beaucoup de distilleries au Cap-Vert qui autrefois produisaient une bonne eau-de-vie mais ces derniers temps cela a bien changé, beaucoup sont plus que douteuses. Cela bien entendu à cause de l’appât du gain, mais peut-on vraiment en vouloir à ces paysans, le niveau de vie étant ce qu'il est sur l'archipel ? Malheureusement c'est une vision à court terme qui nuit à l'environnement, au produit lui même qui va perdre en valeur, et aussi à la santé.



Par exemple on commence à ajouter du sucre blanc au jus de canne pour augmenter la production. Il est permis de distiller le jus de canne de Janvier à fin Juillet donc avec plus de jus à distiller sur cette période (quand on ajoute du sucre et de l'eau) on doit le faire bien plus rapidement qu'avant. Donc certains ajoutent des produits dont ils ont entendu qu'ils accéléreraient la fermentation, et parfois vraiment n'importe quoi (comme de l'acide sulfurique pour les batteries !). De plus pour arriver à distiller tout cela durant la période autorisée ils doivent le faire à de plus hautes températures, ce qui ne va pas dans le sens d'un produit plus sain.


Santo Antão - O Curral
Tous les producteurs n'ont pas de connaissances théoriques sur la biologie de la fermentation ou la distillation. Ils ont appris de père en fils et se sont transmis une sorte de recette comme pour un simple gâteau, mais ce n'est pas si simple.

La fermentation est effectuée en récipients ouverts, on fait bouillir la moitié du jus de canne pour créer un environnement chaud et on le laisse ainsi. Celui-ci recueille alors les levures sauvages dans l'environnement. Sauf que cet environnement n'est pas du tout le même qu'il y a 30 ans. Il y a beaucoup plus de pollution liée au transports ou aux produits importés par exemple. De nos jours nous avons par exemple une bactérie qui transforme le sucre en acétone, et il est pratiquement impossible de supprimer cette acétone lors de la distillation car elle s'évapore à la même température que l'éthanol. L'autre problème de cette méthode est que la majorité des souches de levures présentes dans l'environnement ne survivent pas à plus de 12% d'alcool, ce qui entraîne des fermentations incomplètes et une perte de matière première.
La plupart des producteurs ne disposent pas d'instruments adaptés, ils ne mesurent pas le taux de sucre de la canne avant de la couper, ni la température durant la fermentation, ni durant la distillation, ni même le degré d'alcool du produit final. "Quand je leur dis que quand on a une eau-de-vie trop forte on peut ajouter de l'eau pour descendre en degré ils me traitent de fou" me raconte Fernando.

Une loi du 12 Août 2015 vise à encadrer et certifier le grogue avec pour objectif de le faire sortir de l'archipel et l'exporter dans le monde entier. Le grogue, produit authentique par excellence, mérite vraiment d'être connu et de rester intègre mais je crains que cette loi ne tarde à montrer ses effets.

O Curral

Heureusement, certains ont pris les devants depuis une bonne dizaine d'années déjà, c'est le cas d'O Curral située dans la vallée de Paùl sur l'île de Santo Antão, qui se veut un exemple en la matière et qui souhaite inviter les autres à l'imiter. Au départ le père de Fernando avait acquis un terrain pour y construire sa maison et y pratiquer l'agriculture. Mais celui-ci s'inquiéta assez vite de la qualité de l'eau-de-vie locale, de ses problèmes de méthanol etc, alors quand en 2003 le voisin vendit l'endroit qui lui servait à la fermentation et à la distillation il sauta sur l'occasion. Après avoir étudié attentivement la théorie, il commença les travaux pratiques. Ses principaux objectifs sont alors la santé publique et la responsabilité et cela passe par la connaissance des cycles biologiques pour éviter tout indésirable dans le produit fini. A cela s'ajoutent également de bonnes conditions de travail, le respect de l'environnement et l'autonomie énergétique.

 


La récolte se fait à la main d'Avril à fin-Juillet, le transport jusqu'au curral (endroit où l'on presse la canne) se fait également à pied car le terrain est escarpé et ne permet pas d'autre technologie.



La canne est entièrement réutilisée : la paille sert pour le compost et la bagasse sert de fourrage pour les vaches (O Curral produit aussi du lait, du fromage, de la viande, mais aussi des fruits et des légumes). Enfin la vinasse, résidu de distillation, servira d'engrais.

800 Litres de pur jus de canne sont mis en fermentation. Le jus en fermentation s'appelle "calda". Les cuves sont en plastique, leur couvercle comporte une soupape qui laisse sortir le Co2 mais ne laisse rien pénétrer dans la cuve. La levure utilisée résiste à des conditions très acides donc on peut se permettre d'utiliser de l'acide citrique pour descendre le pH à 3 afin que les autres bactéries ne puissent pas survivre. On ajoute de l'oxygène si besoin après avoir bien nettoyé toute la pièce auparavant.


La levure est bio et provient de champignons sélectionnés en Allemagne. O curral n'utilise pas de levures indigènes car ils n'ont pas de moyen d'en cultiver de façon sûre. La seule façon de le faire serait en contenant ouvert et cela n'est pas forcément souhaitable. Par exemple comment garantir qu'elle sera semblable dans toutes les cuves et que d'autres bactéries ne s'y trouveront pas également ?

La fermentation dure 4 à 6 semaines selon le produit souhaité, elle peut éventuellement prendre 3 semaines. En général plus la fermentation est longue meilleur est le produit. La température est contrôlée dans toute la pièce où se déroule la fermentation et une attention particulière est portée à la propreté dans cette partie. Lorsque la fermentation est terminée la calda a une couleur vert / marron.


Ensuite on remplit l'alambic de 400 litres à 70% environ soit 280 litres. C'est un alambic en cuivre et sa chaudière est faite de pierres et d'argile. Il est semblable à celui utilisé par tous les distillateurs au Cap-Vert mais avec quelques modifications. Des thermomètres ont été installés pour contrôler la température du liquide et de la vapeur. La sortie a été réduite avec un pré-condenseur au sommet.

Le choix du combustible a été le gaz car plus propre, plus précis en température et ne nécessite pas de main d'œuvre pour alimenter en bagasse. A terme, la famille souhaite alimenter l'alambic au biogaz produit à partir des bouses de leurs vaches, ce projet est en cours et viendra couronner leur projet d'indépendance énergétique. 
A la première distillation on élimine l'eau du jus de canne fermenté. Cela démarre à 79,8°C. Lors de la deuxième distillation on monte jusqu'à 90°C pour recueillir une eau-de-vie d'environ 80° d'alcool. On obtient enfin le niveau d'alcool souhaité en réduisant avec de l'eau distillée.
Une partie est conservée en bonbonnes de verre et une autre en fûts de chêne. Le grogue est commercialisé en bouteilles recyclées d'eau, de jus ou de vin.


O curral propose cette année deux grogues vieillis en fûts de chêne, le "Barril O Curral" de la récolte de 2007 et le "Barril Fortão" de la récolte de 2004. Issu d'une longue fermentation, ce dernier est vendu à 80° afin de permettre au client de l'ajuster à son goût.

Il y a également deux grogues blancs, le "Cana terra" mono-variétal issu d'une parcelle de Canne Bourbon et le "Rustico" avec deux distillations espacées de 7 ans, la première en 2008 et l'autre en 2015. 

Pour les becs sucrés il y a aussi le Ponche, un mélange de "Rustico" et de miel de canne, et des liqueurs concoctées avec les herbes et les fruits biologiques d'O Curral.

Je vous propose pour finir une dégustation du grogue "Cana terra" parce que quand même c'est bien joli de tourner autour mais ça met l'eau à la bouche de parler de tout ça !

Cette eau-de-vie a été distillée en 2015 et titre à 43°

Très doux au nez, la banane apparaît avec les premiers éléments volatils de l'alcool, accompagnée d'un bouquet de fleurs. Puis l'ananas, la pêche et l'abricot passent avant de laisser place à la canne. Ce nez reste ouvert et vivant de bout en bout, des épices font maintenant leur apparition ainsi qu'une compote de coing / pomme / poire. Au moment d'y tremper les lèvres, des effluves d'eau-de-vie de mirabelle me viennent encore aux narines.

La bouche est douce également, épaisse et onctueuse. Une sorte de jus de canne miellé. Une petite acidité équilibre le tout et un petit côté salin fait saliver, c'est très gourmand. 
La finale est moyennement longue, gourmande, sur la fibre de la canne cuite ou la réglisse.


Ce grogue est très aromatique et naturel, je le conseille aux amateurs d'eaux-de-vie blanches ou aux connaisseurs qui se sont déjà frottés aux clairins d'Haïti ou aux rhums Thaïlandais Issan et Chalong bay, tous trois excellents également. Les clairins sont plus expressifs toutefois, cela étant peut-être en partie dû à un degré d'embouteillage plus élevé.

J’espère que le grogue sera un jour plus accessible à tous les curieux car pour l'instant il est assez compliqué de s'en procurer. Il fait partie de la grande famille des eaux-de-vie de canne et en est même un des plus anciens représentants car ses méthodes d'élaboration sont restées les mêmes qu'aux origines. Un vrai "Pure single rum" !

Vous pouvez retrouver O Curral sur http://www.grogue.de

2 commentaires:

  1. Salut Nico,
    Merci pour ceta rticle sur un sujet que je ne connaissais absolument pas. Très intéressant et ça donne envie :)

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    1. Merci à toi Laurent, c'est vrai que c'est un produit à découvrir mais pour l'instant c'est un peu à nos risques et périls :) J'espère que l'on aura bientôt la chance de trouver quelques perles sur les étagères de nos cavistes préférés !

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