mardi 17 juillet 2018

Une belle rangée de Libé 1/2


Parfois il arrive d’être pris d’une pulsion de gourmandise irraisonnée. Vous savez, quand vous sortez cette bouteille qui vous est chère en vous disant « il faudra bien la finir un jour ». Eh bien là c’était plus grave que d’habitude car cette envie s’est transformée en orgie agricole, en frénésie Marie-Galantaise, pire, en totale libération Capovillienne !

Ces rhums tiennent une place à part dans mon cœur, je ne sais pour quelle raison. Peut-être à cause de leur profil si unique, de la pureté de leur fabrication, de leurs superbes étiquettes, de leur principe même…
Pourtant ce n’était pas gagné d’avance. Je les ai découverts pour la première fois au sous-sol du pop-up store Velier / LMDW avec mon ami Juju, et nous nous étions accordés sur le fait que la version 2012 réduite qui nous avait été présentée avait un côté renfermé, façon « placard à mémé ». Alors habitués à des agricoles Martiniquais un peu plus cleans et distingués, cette bête moite et diablement tropicale nous avait un peu décontenancés.

L’amour au deuxième regard est venu avec le 2010 quelque temps plus tard. La touffeur tropicale a cette fois su m’envelopper et me faire voyager au vrai pays du rhum, celui où l’air est palpable et la nature est vivante, personnifiée. C’est après m’être empressé de revenir au 2012 que j’ai compris que j’étais enfin conquis.

Me voilà donc aujourd’hui à tenter un line-up complet des Libération (sans les versions US, faut pas pousser), tâche quelque peu intimidante compte tenu du culte que je leur voue.

L’histoire de Rhum Rhum et des Libération, c’est une rencontre entre Luca Gargano (le patron de Velier) et de Gianni Capovilla (Le maître distillateur Italien). En 2004, le premier entraîne le second à Marie-Galante et lui suggère de distiller le pur jus de canne à sucre de la même façon qu’il le fait avec ses eaux-de-vie de fruits. Maître Capovilla installe son couple d’alambics Muller dans les locaux de la distillerie Bielle et le Rhum Rhum PMG blanc voit le jour en 2008.


Pour obtenir cette eau-de-vie de canne à sucre, on utilise le pur jus de canne non dilué (on imbibe d’habitude la canne d’eau au moment du broyage afin de maximiser l’extraction du jus, ce qui conduit à une certaine dilution), que l’on met à fermenter pendant 7 à 9 jours sous température contrôlée. La distillation se fait en deux passes, dans de petits alambics chauffés au bain-marie et surmontés de petites colonnes de rectification. Cette distillation discontinue, par cuvées, en fait un « Pure Single Agricole Rhum ».

(c) Florent Beuchet
Le rhum est ensuite mis à vieillir dans d’ex-fûts de Sauternes (Château d’Yquem) et de Bourgogne (Domaine Leflaive – Puligny-Montrachet). L’année qui figure sur les étiquettes est la date de « libération », c’est-à-dire celle à laquelle le rhum a été sorti du fût. Ce parti pris est original car il va être intéressant de suivre le même rhum au fur et à mesure de ses libérations successives.

On peut juste regretter que la date de distillation ou de mise en fût ne soit pas indiquée, car si au départ on pensait pouvoir suivre une même année de récolte tout au long du projet,  il se trouve qu’il y en a eu 2 à ce jour, ce qui brouille quelque peu les pistes.
Les Libération 2010 et 2012 sont donc issus de la récolte 2007, alors que les Libération 2015 et 2017 ont été distillés en 2010.

Le 2010 est sorti uniquement en version réduite, alors que les suivants ont chacun connu une version intégrale (brut de fût) et une version réduite. Commençons par les versions réduites à 45% !


Rhum Rhum Libération 2010 – 45%
(2007 – 2010)

Le premier nez est bien plus « agricole » que dans mon souvenir. Je m’explique : je me rappelais surtout d’un boisé ultra exotique, d’une grande moiteur tropicale, mais à cet instant c’est plutôt la canne et les agrumes confits qui me viennent. Et c’est une bonne surprise car pour tout vous avouer, j’avais peur de sortir un peu écœuré de cette rangée de Libé, donc cette entrée en matière me rassure d’emblée.
Le jus de canne est ensoleillé et gorgé de fruits séchés comme l’abricot ; le bois est un peu humide mais surtout un peu granuleux, comme une pâte, avec un peu de réglisse et de toffee.
En tournant un peu le rhum dans son verre, on retrouve franchement l’eau-de-vie de canne distillée en alambic, à la fois fraîche et douce, corpulente et moelleuse. Les fruits exotiques très mûrs se sont roulés dans les épices, ils s’oxydent avec le temps et donnent lieu à une jolie petite noix un peu vineuse. Le repos laisse alors s’installer ce boisé irrésistible qui flirte avec le caramel, le thé noir, le tabac et la levure.

L’entrée en bouche est très douce, avec une attaque légèrement acide et citronnée, puis une canne au naturel, relativement sèche et végétale. Une belle bulle de bois et de d’épices gonfle ensuite sous le palais. Elle se fissure, puis craque et déverse un tabac bien gras nourri à la réglisse et aux fruits à coque. Le thé noir est toujours main dans la main avec le tabac, il joue les entremetteurs entre le végétal de la canne et le boisé. Tout cela est très soyeux et glisse aisément en bouche, peut-être même un peu trop.

La finale est tout aussi soyeuse, elle est marquée par un style très Guadeloupéen fait de réglisse, de fruits secs et confits, avec des tanins fondus qui ne nous quittent plus.

Même si la première fois restera inoubliable et que ce rhum a pour moi une valeur sentimentale inestimable, force est de constater qu’il ne fait pas partie des plus complexes, intenses ou concentrés de la série. Mais n'oublions pas qu'il n'a que 2 ans et demi de vieillissement, ce qui le rend proprement hallucinant pour son âge !


Rhum Rhum Libération 2012 – 45%
(2007 – 2012)

Une belle concentration ressort dès les premiers instants, avec un léger solvant, une fine couche de
vernis sur du bois toasté. Ce bois devient ensuite plus frais, plus tannique, on imagine le rhum s’immisçant dans ses veines et s’imprégnant ainsi d’un peu de résine. Toujours sur le thème du bois, on perçoit une légère chauffe qui tire sur le marron grillé et parfois sur le cuir.
Avec un peu d’air, l’équilibre est sublime, le boisé verni donne sa force à des sucs de fruits hyper concentrés. Les mirabelles suintent littéralement de sucre, les mangues sont prêtes à exploser, le tout sur un arbre dont l’écorce diffuse de la cannelle sous l’effet du soleil. Un vent réglissé et mentholé souffle sur cette scène et prolonge ainsi son intensité.
Le repos nous amène un boisé moelleux, avec du tabac frais, du thé noir et du poivre.

La concentration entrevue au nez est bel et bien au rendez-vous en bouche. Le bois se concentre sur lui-même, tendu, sur le poivre et la réglisse bien noire, puis explose en fruits secs (abricot et raisins), en fruits exotiques très mûrs, jusqu’à une compote de pommes rustiques aux épices (cannelle, badiane…). La langue se recouvre ensuite d’un miel tanné de tabac et de cuir, elle s’épaissit jusqu’à ne faire qu’un avec le boisé.

Le boisé exotique et humide a tout le loisir de s’exprimer sur la finale. Il peut prendre l’apparence du chocolat au lait, du caramel au beurre, de la mélasse, ou même de la sauce soja.

Je comprends mieux pourquoi ce 2012 a été la confirmation de cet amour que je porte aux Libération. Il est plus satisfaisant que le 2010 car plus concentré, plus intense et plus complexe.


Rhum Rhum Libération 2015 – 45%
(2010 – 2015)

Le bois enfonce la porte d’entrée de jeu, sombre et soutenu, personne ne bouge. D’abord fumé et cendré, le chêne s’assouplit et commence à détailler ses nuances de fruits à coques (grillés bien entendu), de pierre à fusil et de poivre bien noir, pointu. Les tanins semblent plutôt provenir de fruits noirs ou rouges, comme dans un moût de vin. Encore un peu d’air, et l’identité « Libé » commence à s’établir, le bois s’arrondit encore et on arrive enfin au tabac blond et au thé noir, avec une toute petite pincée de levure.
Le fait de passer le rhum sur les bords du verre est comparable à celui d’ouvrir une fenêtre et de laisser le courant d’air dépoussiérer la pièce. Le soleil entre et le contraste est réjouissant. On prend une bonne bouffée de fruits rayonnants, d’épices lointaines, de tabac bien gras. La réglisse s’acoquine avec l’anis et même le menthol. L’eau-de-vie de canne bien concentrée entre en dernier, elle exprime sa belle fermentation qui a su garder la fraîcheur du végétal tout en l’explosant et en lui donnant de la profondeur.

En bouche, le rhum est comme sa robe : chaud et doré, miellé et ambré. Les premiers instants sont intenses et captivants, d’un équilibre incroyable, simplement délicieux. Le bois et le tabac sont d’une exquise justesse, ils servent une série de gourmandises comme la confiture de citron au gingembre, la tarte aux abricots, le sirop de batterie ; avec une fraîcheur toujours mentholée, mais avec un côté plus parfumé, presque lavande. Cette fois le thé a une touche Earl Grey, et pour une fois le rhum semble faire un peu plus que ses 45%, le petit surplus de bois entrevu au premier nez y est sûrement pour quelque chose.

La finale est longue, gourmande et pâtissière, avec de l’amande, des fruits secs, du tabac blond et de la levure.

Superbe rhum, plus dynamique que ses prédécesseurs, il demande une dégustation un peu plus « active ». Pour traduire plus simplement : il passe moins tout seul mais c’est ce qui fait son charme et son intérêt !


Rhum Rhum Libération 2017 – 45%
(2010 – 2017)

Les premiers instants sont embrumés et très minéraux, comme un coup de canon dont on attend que
la fumée se dissipe. On s’attend à retrouver un fût de chêne bien sec, mais on arrive sur quelque chose de plus complexe, comme un chai plein de barriques de vin, avec des senteurs légèrement aigres, mais surtout un aperçu de tous les arômes qui bouillonnent à l’intérieur des tonneaux. Les tanins sont concentrés, ceux du bois comme ceux du raisin et des baies noires. Lorsque l’on arrive au thé noir très infusé et amer, les choses s’accélèrent et sans que l’on ne s’en aperçoive, l’éclaircie arrive et voici un beau Libé bien complet, avec son tabac blond, sa levure et des tonnes de fruits sucrés.
L’aération laisse s’envoler des notes végétales insoupçonnées, avec des notes de bruyère, de résine, herbacées et confites. Elles laissent naturellement place aux épices, fines et chatouilleuses au départ, puis plus gourmandes par la suite. Les fruits sont confits mais élégants, plutôt du genre fruits séchés encore bien gonflés. Ils finissent par s’étaler en marmelade aux zestes d’agrumes.

La bouche est ronde et enveloppante, et même plutôt grasse. La marmelade reste à l’esprit, tout comme le miel épicé. Cette bouche est gonflée, énorme, ensoleillée, végétale, résineuse et fruitée. La canne se lit entre les lignes, elle traverse la piste de danse avec grâce. La musique ne s’arrête pas mais tout le monde s’interrompt pour la regarder passer. Elle laisse dans son sillage des notes de zeste de citron vert et de poivre blanc. La levure introduit un gros côté pâtissier et régressif, ce qui nous emmène dans les crèmes pâtissières et autres sabayons à l’eau-de-vie de fruit.

Le bois est surtout présent en finale, il est encore là lorsque tout le monde est fatigué d’avoir dansé tout l’été. Il est épicé, un poil oxydé, et il reçoit le soutien d’un noyau de pruneau assez classe. Cette finale est longue, elle est de plus en plus douillette, avec du caramel doux et du tabac vanillé.

Ce 2017 fait un peu la synthèse entre les anciens jus et les nouveaux, ce qui en fait le Libération le plus abouti selon moi. Il a la folie fruitée du 2012 avec la richesse du boisé du 2015. Irrésistible !

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Quel plaisir de comparer ces rhums tous aussi incroyables les uns que les autres ! Ces quatre là sont tout de même assez différents, l’expérience Libération est donc réussie.
Cette dégustation objective m’a cependant fait revoir mes préférences, car si les deux premières années ont imposé un style, les deux dernières ont su l’amener plus loin.
En effet, le jeune 2010 et le 2012, plus complet, sont gonflés d’un exotisme débordant et font l’effet du premier rayon de soleil du printemps sur le visage. Cependant, les 2015 et 2017 sont appuyés par un boisé qui complexifie, multiplie et sublime les mêmes qualités, pour peu qu'on leur laisse un peu de temps. Alors oui, il faut laisser un peu d'air au 2017 et l’épousseter un peu, mais l’équilibre que l’on découvre ensuite vaut largement la patience requise.

A très vite pour une (grosse) session brut de fût !

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