vendredi 19 février 2016

Interview : Cyrille Hugon, organisateur du RhumFest Paris


Le RhumFest Paris 2016 ouvrira ses portes le Samedi 02 Avril 2016 au Parc Floral de Vincennes pour deux journées publiques et une journée Pros le Lundi 04 Avril 2016. C'est le troisième RhumFest qui se déroule au Parc Floral, les Rhum Fair 2012 et 2013 s'étaient déroulées respectivement à la Cartonnerie puis au Bastille Design Center.

Avec Anne Gisselbrecht, Cyrille Hugon est à l'origine de ce salon qui s'étoffe chaque année. C'est après 10 ans à la tête du marketing de Dugas (un grand distributeur) où il a suivi la (re)éclosion du rhum en France, qu'il a créé le RhumFest mais aussi Rumporter en 2013 en compagnie d'Alexandre Vingtier. 

Je lui ai posé quelques questions pour parler organisation, nouveautés... et rhum !

RhumFest 2015 (c) Coeur de chauffe

- Peux tu nous raconter la genèse du Rhum Fest depuis la Rhum Fair de 2012 ?


Le Rhum Fest est venu d’un double constat : après m’être « éclaté » au Rumfest de Londres plusieurs années de suite dans une ambiance ultra décontractée avec des exposants accessibles et sympathiques, je me suis rendu compte que je connaissais à peu près tout le monde dans le petit monde du rhum. Donc je me suis dit : pourquoi pas un Rhum Fest en France, j’ai tout en main pour le rêver ? C’est aussi simple que ça. 

- En quoi consiste le métier d'organisateur entre deux éditions ? Quelles en sont les étapes ?

Cyrille Hugon & Anne Gisselbrecht
(c) Jean-Claude Limea
La première étape est assez simple : on se pose, avec mon associée Anne Gisselbrecht et avec un verre ou deux, et on réfléchit à comment on pourrait faire mieux que l’année précédente. Les idées viennent assez vite même si elles vont beaucoup évoluer au fil des discussions qui viendront ensuite avec Jerôme (Forma Bar) et Cédric (Bootleggers) les responsables des animations, avec Jean Marie et Marc (responsables des Awards) et bien sûr en fonction des réactions des exposants. C’est là qu’est la vraie difficulté : mettre ses rêveries en application. Ça implique tellement de monde que c’est long, très long, sans parler des négociations commerciales interminables … 

- Combien de personnes travaillent sur l’événement ?

A plein temps, nous sommes deux, Anne et moi. Mais, autour de nous une équipe passionnée constituée uniquement d'indépendants (consultants bartenders, amateurs pointus, graphistes, régisseurs, agence de presse ….) s'est créée au fil des années. Au mois de mars, on va être 4 à plein temps et le jour J on est une petite cinquantaine sur le plateau. Mais si tu comptes tous les jurés du concours, les animateurs, les ambassadeurs de marques, les chefs de produits, les bartenders, les maitre de chais, etc. Ce sont bien 200 à 250 personnes qui se dédient au rhum pendant les trois jours du salon.

RhumFest 2015 (c) Jean-Claude Limea

- Combien de visiteurs étaient présents l'année dernière et combien en attendez vous cette année ?

L’année dernière nous avons compté 4500 visiteurs, moitié-public moitié-pro. Cette année, comme nous avons agrandi, nous attendons plus de 6 000 personnes (4000 lors des journées publiques) et nous allons devoir limiter les nombre d’entrées pour éviter la cohue et garder un maximum de confort de dégustation.

- Y a t'il un profil type du visiteur ?

Je dirais deux profils pour la journée public : l’amateur de rhum pur et dur (60% du public) et l’amateur occasionnel qui est attiré par un super bouche à oreille sur l’ambiance du salon.

Pour la journée pro ce sont beaucoup de cavistes, de responsables CHR (Cafés Hôtels Restaurants, ndlr) mais aussi beaucoup de journalistes, de blogueurs, de grossistes et des agences de com qui viennent faire leur marché.

- Quelles seront les nouveautés cette année ?

RhumFest 2015
(c) Jean-Claude Limea
Un espace entièrement dédié aux aficionados : 400 m² dédiés à des animations pointues dont le bar des nouveautés, le bar Old Fashioned, un restaurant et mon coup de cœur : un stand d’accord fromage & rhum et ... Galabé que va animer Alexis Rivière des sucres Payet & Rivière (Réunion) avec la complicité de Nicolas Julhès (Distillerie de Paris, ndlr), qui malheureusement sera lui aux USA pendant le salon, et les rhums Isautier. Mais comme ils travaillent beaucoup ensemble, ça va être un truc canon. Ça c’est un scoop ! On a eu du mal à convaincre les marques de se lancer dans l’accord Rhum et Fromage et pourtant on sait qu’il marche. Pour l’anecdote, on s’est entendus avec Alexis et Isautier durant le salon Sagasdom le 12 février. Petit clin d’œil en passant au fait que l’île de La Réunion sera très présente cette année puisque on a une exposition sur l’Histoire du Rhum à la Réunion par Matthieu Lange et une forte implication d’Isautier qui nous a beaucoup aidés avec son musée du rhum pour ce faire. C’est important car la filière sucre/rhum est en péril à l’horizon 2017 (fin des quotas). 


- Comment se déroulent les RhumFest awards ?

RhumFest Awards (c) Jean-Claude Limea
C’est un dossier qui nous tient à cœur. Ça fait 5 ans qu’on en améliore l’organisation avec les deux responsables du dossier Marc Battais et Jean Marie Cornec. Ils sont très indépendants et ultra rigoureux et ils sont parvenus à mettre en place une méthodologie pour déguster près de 250 rhums chaque année. Faut s’imaginer à quel point ils jonglent quand tu sais qu’après 8-10 rhums ton palais est anesthésié. Ils ont donc un énorme travail de coordination à mettre en place avec près de 50 jurés sur 8 journées dédiées. Je salue ici le boulot de Marc Battais d’ailleurs. Pour info, cette année les dégustations auront lieu dans l’enceinte de La Rhumerie, boulevard Saint Germain et on en est fiers. C’est un lieu chargé d’histoire qui ne s’est pas ouvert à nous du jour au lendemain, un peu une consécration pour le concours.

- Etes vous la première compétition à intégrer la classification Pot still / Colonne / Assemblage ?

RhumFest 2015 (c) Jean-Claude Limea
Non je pense que Berlin l’a fait avant nous mais on se rend compte que c’est devenu important de
comparer des choses comparables. On s’est rendu compte par exemple que les rhums latinos ne "passaient" pas parce qu’il se retrouvaient dans une catégorie (rhums de mélasse) où il y a beaucoup de monde et certains rhums « puissants ». Dans un contexte de palais un peu chargés, c’est pas évident pour eux de surnager. Or il y a des amateurs de rhums « légers ». Il faut leur donner des repères dans cette catégorie. De la même manière qu’on a créé de nouvelles catégories, on s’est attaché à avoir un panel plus vaste de dégustateurs incluant des cavistes, des bartenders, des journalistes, des sommeliers, des amateurs éclairés mais aussi des ‘débutants’. Ceci dit et pour aller dans son sens et élever un peu le débat Luca Gargano a raison de vouloir créer ces distinctions. Plutôt que de chercher éternellement à se bagarrer sur ce qui a le droit de s’appeler rhum ou pas, ne prenons pas les amateurs pour des cons, ils ont juste besoin d’être informés correctement.

- Peux-tu nous parler des autres festivals dans le monde, de ceux qui t'ont inspiré, de ceux que tu aimes visiter ?

Je ne suis allé qu’à Londres, Madrid et Spa faute de temps et ce sont trois ambiances particulières et bien différentes. Pendant le Rumfest de Londres, la capitale mondiale du rhum, il y a une superbe présence des rhumiers du monde entier notamment pendant les soirées. C’est lié à la personnalité de Ian (Ian Burrell, ndlr) et au fait qu’il a été le premier. A Madrid, c’est toute l'Amérique du Sud qui est présente. Ambiance latine assurée et l’occasion de travailler son espagnol … Je rêve sinon d’aller à Miami, Rome et à Berlin … Peut être cette année. 

Guillaume Ferroni
(c) Jean-Claude Limea
- Tu fais partie de ceux qui ont assisté et surtout participé au boom du rhum quand tu travaillais chez Dugas, quel était "l'état" du rhum quand tu es arrivé là-bas ? Quand situerais tu le moment charnière ?

Tito Cordero (Diplomatico)
(c) Jean-Claude Limea
Tout se mettait en place sans qu’on s’en rende compte et ça s’est accéléré au tournant des années 2010, c’est clair. Un détail amusant quand même : quand on a commencé à appeler des maisons de rhum à Antigua, la Barbade, Sainte Lucie et d’autres, on nous a répondu parfois qu’on y pensait que vendre en France était interdit par la loi. En fait, le marché des rhums vieux n’existait pas vraiment. Et ils confondaient les taxes préférentielles (sur les agricoles) avec un protectionnisme insurmontable. Si 2 € peuvent avoir un impact pour qui cherche à vendre par le prix en supermarché, qu’est ce que c’est sur un rhum vieux vendu en cave ? Donc ça s’est ouvert assez vite. Et dans le même temps, les Anglais avaient la même approche. Tout ça s’est fait concomitamment avec quelques leaders. Il faut là rendre hommage aux vrais pionniers, l’américain Edward Hamilton, la française Chantal Comte, l’anglais John Barret, et tous les Italiens, Luca Gargano, les frères Rossi et le plus méconnu de tous Fecchio Graziano.

- Qu'est-ce qui doit être fait pour le rhum pour continuer à grandir à l'image du whisky ?

La transparence est importante c’est clair mais je ne suis pas tellement inquiet quant au débat sur l’édulcoration, les aromatisations, les spiced etc. Comme quoi ça dévalorise l’image du rhum dans son ensemble ... Je ne suis pas forcément d’accord. Il n’y a pas un Rhum, il y a des Rhums. Pourquoi interdire la dénomination Spiced Rhum en France ? C’est une réalité pourquoi la nier ? Parce que Captain Morgan est puissant? Ça n’appelle pas le même public qu’un VSOP Martiniquais. Et puis il faut faire attention aux traditions locales qui ne sont pas toutes infamantes. Je connais une distillerie des Caraïbes qui fait un travail fabuleux sur les fermentations, la distillation et les vieillissements depuis des dizaines d’années et qui m’a confié que dans la recette séculaire de leur produit phare il y avait un ajout de sirop vieilli en fut au moment de l’assemblage. Faut il interdire l'usage du mot rhum de leurs étiquettes ? La production de ceux qui ont une démarche qualitative pointue sortira du lot aux yeux des amateurs : les rhums agricoles, le WIRSPA (avec des réserves sur le système de contrôle) pour parler des grands ensembles, et les maisons comme HSE pour parler des producteurs. C’est comme pour le vin. A un moment, certaines maisons peuvent s’affranchir de leur appellation. Mais bon restons nuancés et comprenons par exemple les craintes des rhumiers agricoles qui sont de vrais survivants.

RhumFest 2015 (c) Jean-Claude Limea
Quand on sait qu’il y avait des dizaines de distilleries en Martinique et Guadeloupe au début du siècle et qu’il en reste une grosse quinzaine, on s’imagine très bien qu’ils n’ont pas autant de certitudes quant à la pérennité de la croissance actuelle du rhum que nous, "jeunes fougueux" amateurs qui n’avons que dix ou quinze ans de recul. Saint James par exemple, avec Marc Sassier en gardien du temple agricole est une bonne illustration de ce que je viens de vous décrire : soucieux de qualité mais en alerte sur la réglementation et les dénominations. Je crois sincèrement qu’on arrivera pas à mettre tout le monde d’accord mais qu’il faut trouver un moyen d’éviter les abus. Je suis parfaitement en phase avec Nicolas Legendre de Damoiseau (voir interview dans le Rumporter 6) quand il dit qu’il faut fixer des limites raisonnables au delà desquelles on a affaire non plus à un rhum mais à une liqueur. Et les gens ont parfaitement le droit d’aimer les liqueurs …

- Qu'est-ce qui a changé depuis la Rhum Fair 2012 ?

L’engouement des marques :), le dynamisme incroyable des rhums agricoles. En 4 ans, c’est une explosion incroyable ! 

- Est-ce qu'un magazine papier distribué en kiosque est en projet pour Rumporter ?

On va essayer de passer au papier en effet cette année, sans lâcher le numérique. Mais on garde le réseau de distribution en magasins spécialisés (V&B, Comptoirs Irlandais et nos partenaires naturels comme A’Rhum, Christian de Montaguère, La petite Martinique …).

Par contre, je peux t’annoncer (autre scoop), l’arrivée très prochaine d’un tout nouveau site internet.


RhumFest 2015 (c) Jean-Claude Limea

- J'imagine que tu as visité pas mal de pays et de distilleries, est-ce qu'un voyage te revient immédiatement en mémoire ?

L’île Maurice il y a 2 ans. Un accueil fabuleux avec des gens hyper dynamiques. Sainte Lucie où je suis allé deux fois et qui est une petite perle. La Martinique bien sur avec la visite à Cyrille Lawson qui est toujours un grand moment, la montée vertigineuse dans la colonne Neisson et le tour sur l’îlet de François Moll…

- Quels sont tes goûts personnels en matière de rhum ? Tes coups de cœur récents ?
Pas de chapelle. Tu vas me faire avoir des problèmes toi. Allez, de tête sans réfléchir. Coups de cœur récents : des cachaças goûtées à Spa, toute la gamme Rivières Du Mat que j’ai regoûté par hasard et à l’aveugle, les cuvées parcellaires de Longueteau (j’aime beaucoup cette maison), le millésime 2006 de 3 Rivières, un Appleton 12 qui traînait chez moi et le VSOP de JM qui est un coup de cœur à chaque verre depuis toujours. Mais j’ai beaucoup de retard au niveau dégustation. J’ai du mal à suivre Luca Gargano par exemple (c’est un travail à plein temps) et je compte bien me refaire au Rhum Fest. J’aime beaucoup ses guyanais et Caroni me plait vraiment beaucoup mais je suis un fan absolu de son Rhum Rhum. Marie Galante ! Marie Galante, c’est en soi quelque chose à voir déjà, et les rhums Libération sont parfaits je trouve. Sans parler de la décoration des boites. Après, en coup de cœur, il n’y a pas que les rhums, il y a des gens géniaux … Tiens, pour refaire mon retard et ne citer que lui , Benoit Després (Rhum, Rum, ron) m’a promis un tour prochainement dans sa collection. On a découvert qu’on était presque voisins…

Merci Cyrille pour tes réponses et ton implication, bon courage pour la dernière ligne droite et à très vite au Parc Floral !

dimanche 14 février 2016

Le grogue : Rhum agricole du Cap-Vert

Article élaboré avec l'aide de Fernando et Christine Mandl de la distillerie O Curral (Merci !)

Archipel du Cap-Vert - Atlas Maior - Joan Blaeu

La date d'introduction de la canne à sucre au Cap-Vert fait l'objet de débats. Attention article polémique et sulfureux ! Soit elle a été introduite au Cap-Vert en 1508 par les Portugais revenant des Amériques, soit cela remonte à 1420 environ lorsque le fils du roi du Portugal décide de planter la canne dans toutes les possessions du royaume (Madeire, Cap-Vert, Canaries, St-Thomas), les plants venant cette fois ci de Sicile où elle avait été introduite par les Arabes.

Santo Antão -  Vue de O Curral
Quoi qu'il en soit les conditions pour produire le Grogue ne furent réunies qu'à la fin du 17ème siècle, voire début du 18ème. Au départ sa production était vue d'un très mauvais œil et les producteurs étaient même victimes d'un harcèlement des autorités qui y voyaient un danger grave pour la santé publique (un alcool maison bricolé dans les champs ? Dangereux ? pffff ). Mais finalement, la production étant généralisée, le grogue s'est imposé comme la boisson nationale et même la Royal Navy Britannique devint cliente de cette eau-de-vie pur jus de canne. 


C'est d'ailleurs auprès des matelots de la Navy que les Cap-verdiens ont baptisé le grogue. Le mot Grog vient de l'Amiral Vernon qui en 1740 décida de diluer la ration quotidienne de rhum de ses matelots. Cet Amiral portait un habit de Grogram (du Français "Gros-grain", tissu grossier) et les matelots qui n'avaient pas du tout apprécié cette nouvelle mesure le surnommaient "Old Grog", ce qui a été étendu à sa boisson. De là proviennent notre grog contre le rhume ou encore l'expression "groggy".
Finalement les autorités y trouvèrent leur compte car 1866 naissait la loi de taxation du grogue, comme quoi la santé publique après tout... En 1941 on essaya encore de l'interdire par une nouvelle loi mais sans conviction, ce qui ne réussit qu'à développer une contrebande encore plus néfaste au pays.

O Curral
Il existe beaucoup de distilleries au Cap-Vert qui autrefois produisaient une bonne eau-de-vie mais ces derniers temps cela a bien changé, beaucoup sont plus que douteuses. Cela bien entendu à cause de l’appât du gain, mais peut-on vraiment en vouloir à ces paysans, le niveau de vie étant ce qu'il est sur l'archipel ? Malheureusement c'est une vision à court terme qui nuit à l'environnement, au produit lui même qui va perdre en valeur, et aussi à la santé.



Par exemple on commence à ajouter du sucre blanc au jus de canne pour augmenter la production. Il est permis de distiller le jus de canne de Janvier à fin Juillet donc avec plus de jus à distiller sur cette période (quand on ajoute du sucre et de l'eau) on doit le faire bien plus rapidement qu'avant. Donc certains ajoutent des produits dont ils ont entendu qu'ils accéléreraient la fermentation, et parfois vraiment n'importe quoi (comme de l'acide sulfurique pour les batteries !). De plus pour arriver à distiller tout cela durant la période autorisée ils doivent le faire à de plus hautes températures, ce qui ne va pas dans le sens d'un produit plus sain.


Santo Antão - O Curral
Tous les producteurs n'ont pas de connaissances théoriques sur la biologie de la fermentation ou la distillation. Ils ont appris de père en fils et se sont transmis une sorte de recette comme pour un simple gâteau, mais ce n'est pas si simple.

La fermentation est effectuée en récipients ouverts, on fait bouillir la moitié du jus de canne pour créer un environnement chaud et on le laisse ainsi. Celui-ci recueille alors les levures sauvages dans l'environnement. Sauf que cet environnement n'est pas du tout le même qu'il y a 30 ans. Il y a beaucoup plus de pollution liée au transports ou aux produits importés par exemple. De nos jours nous avons par exemple une bactérie qui transforme le sucre en acétone, et il est pratiquement impossible de supprimer cette acétone lors de la distillation car elle s'évapore à la même température que l'éthanol. L'autre problème de cette méthode est que la majorité des souches de levures présentes dans l'environnement ne survivent pas à plus de 12% d'alcool, ce qui entraîne des fermentations incomplètes et une perte de matière première.
La plupart des producteurs ne disposent pas d'instruments adaptés, ils ne mesurent pas le taux de sucre de la canne avant de la couper, ni la température durant la fermentation, ni durant la distillation, ni même le degré d'alcool du produit final. "Quand je leur dis que quand on a une eau-de-vie trop forte on peut ajouter de l'eau pour descendre en degré ils me traitent de fou" me raconte Fernando.

Une loi du 12 Août 2015 vise à encadrer et certifier le grogue avec pour objectif de le faire sortir de l'archipel et l'exporter dans le monde entier. Le grogue, produit authentique par excellence, mérite vraiment d'être connu et de rester intègre mais je crains que cette loi ne tarde à montrer ses effets.

O Curral

Heureusement, certains ont pris les devants depuis une bonne dizaine d'années déjà, c'est le cas d'O Curral située dans la vallée de Paùl sur l'île de Santo Antão, qui se veut un exemple en la matière et qui souhaite inviter les autres à l'imiter. Au départ le père de Fernando avait acquis un terrain pour y construire sa maison et y pratiquer l'agriculture. Mais celui-ci s'inquiéta assez vite de la qualité de l'eau-de-vie locale, de ses problèmes de méthanol etc, alors quand en 2003 le voisin vendit l'endroit qui lui servait à la fermentation et à la distillation il sauta sur l'occasion. Après avoir étudié attentivement la théorie, il commença les travaux pratiques. Ses principaux objectifs sont alors la santé publique et la responsabilité et cela passe par la connaissance des cycles biologiques pour éviter tout indésirable dans le produit fini. A cela s'ajoutent également de bonnes conditions de travail, le respect de l'environnement et l'autonomie énergétique.

 


La récolte se fait à la main d'Avril à fin-Juillet, le transport jusqu'au curral (endroit où l'on presse la canne) se fait également à pied car le terrain est escarpé et ne permet pas d'autre technologie.



La canne est entièrement réutilisée : la paille sert pour le compost et la bagasse sert de fourrage pour les vaches (O Curral produit aussi du lait, du fromage, de la viande, mais aussi des fruits et des légumes). Enfin la vinasse, résidu de distillation, servira d'engrais.

800 Litres de pur jus de canne sont mis en fermentation. Le jus en fermentation s'appelle "calda". Les cuves sont en plastique, leur couvercle comporte une soupape qui laisse sortir le Co2 mais ne laisse rien pénétrer dans la cuve. La levure utilisée résiste à des conditions très acides donc on peut se permettre d'utiliser de l'acide citrique pour descendre le pH à 3 afin que les autres bactéries ne puissent pas survivre. On ajoute de l'oxygène si besoin après avoir bien nettoyé toute la pièce auparavant.


La levure est bio et provient de champignons sélectionnés en Allemagne. O curral n'utilise pas de levures indigènes car ils n'ont pas de moyen d'en cultiver de façon sûre. La seule façon de le faire serait en contenant ouvert et cela n'est pas forcément souhaitable. Par exemple comment garantir qu'elle sera semblable dans toutes les cuves et que d'autres bactéries ne s'y trouveront pas également ?

La fermentation dure 4 à 6 semaines selon le produit souhaité, elle peut éventuellement prendre 3 semaines. En général plus la fermentation est longue meilleur est le produit. La température est contrôlée dans toute la pièce où se déroule la fermentation et une attention particulière est portée à la propreté dans cette partie. Lorsque la fermentation est terminée la calda a une couleur vert / marron.


Ensuite on remplit l'alambic de 400 litres à 70% environ soit 280 litres. C'est un alambic en cuivre et sa chaudière est faite de pierres et d'argile. Il est semblable à celui utilisé par tous les distillateurs au Cap-Vert mais avec quelques modifications. Des thermomètres ont été installés pour contrôler la température du liquide et de la vapeur. La sortie a été réduite avec un pré-condenseur au sommet.

Le choix du combustible a été le gaz car plus propre, plus précis en température et ne nécessite pas de main d'œuvre pour alimenter en bagasse. A terme, la famille souhaite alimenter l'alambic au biogaz produit à partir des bouses de leurs vaches, ce projet est en cours et viendra couronner leur projet d'indépendance énergétique. 
A la première distillation on élimine l'eau du jus de canne fermenté. Cela démarre à 79,8°C. Lors de la deuxième distillation on monte jusqu'à 90°C pour recueillir une eau-de-vie d'environ 80° d'alcool. On obtient enfin le niveau d'alcool souhaité en réduisant avec de l'eau distillée.
Une partie est conservée en bonbonnes de verre et une autre en fûts de chêne. Le grogue est commercialisé en bouteilles recyclées d'eau, de jus ou de vin.


O curral propose cette année deux grogues vieillis en fûts de chêne, le "Barril O Curral" de la récolte de 2007 et le "Barril Fortão" de la récolte de 2004. Issu d'une longue fermentation, ce dernier est vendu à 80° afin de permettre au client de l'ajuster à son goût.

Il y a également deux grogues blancs, le "Cana terra" mono-variétal issu d'une parcelle de Canne Bourbon et le "Rustico" avec deux distillations espacées de 7 ans, la première en 2008 et l'autre en 2015. 

Pour les becs sucrés il y a aussi le Ponche, un mélange de "Rustico" et de miel de canne, et des liqueurs concoctées avec les herbes et les fruits biologiques d'O Curral.

Je vous propose pour finir une dégustation du grogue "Cana terra" parce que quand même c'est bien joli de tourner autour mais ça met l'eau à la bouche de parler de tout ça !

Cette eau-de-vie a été distillée en 2015 et titre à 43°

Très doux au nez, la banane apparaît avec les premiers éléments volatils de l'alcool, accompagnée d'un bouquet de fleurs. Puis l'ananas, la pêche et l'abricot passent avant de laisser place à la canne. Ce nez reste ouvert et vivant de bout en bout, des épices font maintenant leur apparition ainsi qu'une compote de coing / pomme / poire. Au moment d'y tremper les lèvres, des effluves d'eau-de-vie de mirabelle me viennent encore aux narines.

La bouche est douce également, épaisse et onctueuse. Une sorte de jus de canne miellé. Une petite acidité équilibre le tout et un petit côté salin fait saliver, c'est très gourmand. 
La finale est moyennement longue, gourmande, sur la fibre de la canne cuite ou la réglisse.


Ce grogue est très aromatique et naturel, je le conseille aux amateurs d'eaux-de-vie blanches ou aux connaisseurs qui se sont déjà frottés aux clairins d'Haïti ou aux rhums Thaïlandais Issan et Chalong bay, tous trois excellents également. Les clairins sont plus expressifs toutefois, cela étant peut-être en partie dû à un degré d'embouteillage plus élevé.

J’espère que le grogue sera un jour plus accessible à tous les curieux car pour l'instant il est assez compliqué de s'en procurer. Il fait partie de la grande famille des eaux-de-vie de canne et en est même un des plus anciens représentants car ses méthodes d'élaboration sont restées les mêmes qu'aux origines. Un vrai "Pure single rum" !

Vous pouvez retrouver O Curral sur http://www.grogue.de