mardi 25 octobre 2016

Une journée en bonne compagnie

La Compagnie des Indes organisait en juin dernier un concours photo sur le thème de la fête des pères. A la clef, une journée « Master Blender » aux côtés du patron, Florent Beuchet. J’ai eu la chance d’accompagner le gagnant Mathieu, maître assembleur d’un jour, qui on le verra plus tard a de l’avenir dans le métier !

En route !

Petit réveil à 05h, train-metro-train et rendez-vous à la gare de Dijon au petit matin avec Florent et Florian son collaborateur. En route pour le Jura et la brasserie / distillerie Rouget de Lisle où se trouvent les locaux de La Compagnie. On profite de la route pour faire les présentations et parler du making-of de la photo gagnante de Mathieu et son père. Très vite évidemment ça commence à parler rhum, chacun évoque ses dernières découvertes, les nouveautés, les belles caves à découvrir et les sujets chauds du moment. Le trajet passe forcément très vite et nous voici arrivés à la brasserie qui est déjà à l’ouvrage : il fait chaud et ça sent le malt, on est bien !

Nous commençons par un petit tour du propriétaire et l’on entrevoit déjà quelques beautés comme ce fût marqué MPM fraichement réceptionné. Il ne se rend pas bien compte Florent, nous montrer l’air de rien un fût de Port Mourant comme ça, en toute décontraction, à 10h du matin ! Heureusement que l’on n’a pas le cœur trop fragile !


Plus loin, une cuve de mélasse qui servira prochainement à une première expérience de distillation. On en déguste quelques gouttes, c’est très épais, très noir et cela a un fort goût de réglisse. La brasserie est donc également dotée d’un bel alambic qui produit un superbe whisky vieilli en fûts de vin du Jura. Cet alambic servira ainsi prochainement à la première distillation de mélasse de la Compagnie. Cette mélasse devra être coupée avec 5 volumes d’eau avant d’être mise en fermentation avec des levures spécialement conçues, les levures utilisées pour les bières de la brasserie ne feront pas l’affaire.

Alors que nous continuons la visite en direction de la chaîne d’embouteillage et des fûts en vieillissement, nous parlons des projets en cours, notamment de la série des Boulets de Canon. Le concept des Boulets de canon est de travailler sur tout ce qui peut donner un goût fumé au Rhum. La première édition était composée d’un assemblage de rhums du Guyana, de la Barbade et de Trinidad ayant connu une finition en fût de Talisker (Whisky de l’île de Skye). La deuxième édition était plus marquée : le même assemblage était cette fois ci fini en fût de Whisky de l’île d’Islay (le tourbé Caol Ila). La troisième édition, en développement au moment de notre visite, est cette fois encore plus originale et même inédite. En effet, pas de finition cette fois mais une réduction avec une eau infusée aux thés parmi les plus fumés du marché : Le thé du tigre et le Tarry Lapscang Souchong.

Pour la suite, pas d’indice pour l’édition n°4, en revanche on sait que l’édition n°5 est un rhum Jamaïcain qui est d’ores et déjà en train de vieillir en fûts de Bunnahabhain (Whisky de l’île d’Islay). Vu l’enthousiasme des deux compères, cette édition sera à surveiller de très près. En ce qui concerne l’édition n°6, l’expérimentation sera poussée encore plus loin car des fûts (vides pour l’instant) sont actuellement préparés en fumoirs utilisés pour la charcuterie.

Atelier « Master blender »


Mais le temps passe et il est temps de se mettre au travail. Une table a été aménagée avec tout le nécessaire : verres, pipettes, éprouvettes, petits récipients, eau osmosée pour la réduction...et sept bouteilles de rhum, avec un beau dégradé de couleurs qui va jusqu'au transparent, cristallin. Elles sont simplement numérotées, pas d'origine indiquée, simplement l'âge pour certains et le titrage alcoolique. Et ces titrages impressionnent ! On démarre par un gentil 46% pour finir avec un petit blanc à 83%.


Ces bouteilles sont donc celles qui sont proposées à Mathieu pour effectuer son assemblage. Pour commencer il va falloir tous les goûter et prendre des notes, et comme ça me faisait mal au cœur de laisser Mathieu seul dans cette épreuve je lui ai proposé mon aide, normal.


Les rhums à assembler

Alors on attaque avec la bouteille numéro 1 : c'est funky, végétal, puissant, corsé. On sent que c'est un rhum plutôt lourd, on sent un peu d'épices et un côté un peu salé. A l'aération il devient de plus en plus confit. Déjà au nez on sent que l'on a un candidat sérieux. 

Nous nous sommes aussi lancés un petit challenge qui était de reconnaitre le contenu des bouteilles, ou au moins l'origine, avec un bonus si l'on trouvait la distillerie. Et bien là nous avons même poussé l'audace en proposant même un alambic précis : c'est un Port Mourant de Demerara Distillers Limited au Guyana ! On verra bien...

En bouche c'est aussi confit, façon cake aux raisins, et c'est long en finale. Intéressant !



Bouteille numéro 2, changement de décor. On a de la coco grillée, des fruits à coque grillés eux aussi, le tout est assez équilibré et moyennement puissant. 

On ne sait pas vraiment d'où vient ce rhum mais nous ne sommes pas tellement emballés. La coco grillée du départ faisait penser à la Barbade mais en bouche, le cacao, la mélasse, le café et le caramel nous amèneraient plutôt en Amérique du Sud. 

La finale est plutôt beurrée, assez grasse.

Nous gardons à l'esprit que même si un rhum ne nous plait pas forcément seul, il peut être utile à l'équilibre d'un assemblage.



Première petite pause : Florian nous apporte le dernier test du Boulet de Canon 3, avec une eau assez longuement infusée au thé fumé. Nous décidons de garder la dégustation pour plus tard car cela sent vraiment très fort le thé, cela risque de nous marquer trop fortement la bouche pour la suite.

Bouteille numéro 5 : (nous avons rangé les échantillons par degré d'alcool, la bouteille numéro 3 nous faisait trop peur et a été placée en dernière position par prudence.) 



Au nez c'est assez léger, floral, sur les fruits blancs. Une petite note de bubblegum va et vient, c'est de plus en plus fruité et acidulé. Le rhum prend de l'épaisseur avec le temps, il devient épicé et les fruits sont de plus en plus mûrs. 

Alors que nous ne savions pas du tout où nous étions au premier abord, nous penchons maintenant pour la Jamaïque, ce qui va se révéler assez évident à la mise en bouche, lorsqu'une grosse cuillerée de fruits exotiques va envahir notre palais. On ose même dire que cette bouche fait très Hampden (distillerie de Jamaïque qui produit des rhums très chargés en arômes).

Au tour de la bouteille numéro 6 : c'est plutôt léger au départ, on a un peu de boisé, que l'on avait pas senti jusqu'ici sur les autres bouteilles. Nous nous disons alors qu'il serait intéressant de garder cette particularité en tête si Mathieu souhaite ajouter un peu de boisé à l'assemblage. 



Par contre lorsque l'on essaie d'identifier la provenance, il y a un côté résineux, réglisse, un peu médicinal qui nous trouble. Les premiers embouteillages jamaïcains de La Compagnie des Indes (distillerie Worthy Park) avaient un côté médicinal prononcé. A la fois, le reste du profil ne rappelle pas la Jamaïque. En bouche, l'attaque ronde, suivie de boisé et de réglisse ne nous en dit pas plus.

On revient à la bouteille numéro 4 : mince, nous sommes encore perdus. Un nez discret et léger, même après un peu d'aération. Beaucoup de caramel brûlé ensuite. Pas mal d'amertume en bouche, du café, c'est astringent, asséchant en finale. Le caramel brûlé persiste. Nous sommes sûrs de notre coup : c'est un rhum d'Amérique latine ! On verra bien... 



Retour à un rhum bien corsé avec la bouteille numéro 7 : de la banane en premier, c'est un rhum lourd, on a de la pâte d'amande, de l'olive, de l'ananas, de la prune. Encore la Jamaïque ?? Bizarre...

En bouche on change vite d'avis : on est au Guyana c'est sûr. Nous penchons sur les colonnes de Diamond. Une impression d'eau-de-vie de prune, de la poire, une finale très intense et fruitée, super. Celle-ci on la garde !



Et enfin un monstre de rhum blanc, 83%, que l'on imagine brut de colonne ou d'alambic, l'échantillon numéro 3... *musique inquiétante*

Le monstre sait se montrer sous son meilleur jour : un joli nez de canne fraîche nous accueille, mais disparaît assez vite pour laisser place à un côté métallique et fumé. Il faut garder le nez assez loin du verre, sous peine d'être admis au service des grands brûlés qui n'ont sans doute pas beaucoup vu de victimes uniquement atteintes aux narines.

En bouche on a de la mûre et un côté agave, ainsi que du menthol en finale. Ça fourmille dans toute la bouche, j'y ai personnellement laissé ma lèvre inférieure.

Pas vraiment d'idée sur la provenance, on propose l'arrack puisque nous savons qu'il fait partie de l'assemblage Tricorne réalisé il y a quelque temps par la Compagnie.

Après ce tour d'horizon qui nous aura déjà pris une bonne heure et demie, c'est le tea time. Il est temps d'essayer le nouveau Boulet de Canon. Cette version est très marquée en thé, plus qu'en fumé d'ailleurs. On a l'impression d'un thé alcoolisé, difficile de trouver le rhum.

Justement Florian et Florent arrivent avec une deuxième dilution, moins infusée. L'équilibre est bien meilleur, le rhum passe en premier, puis le thé, et enfin une persistance fumée en bouche.
L’étape de la création


S'en suit alors une première tentative d'assemblage. Par où commencer ? Mathieu relit ses notes et essaie de classer les rhums par ordre de préférence. Ensuite il étudie la complémentarité de ceux-ci. Il choisir d'abord trois rhums : les numéros 5, 7 et 3, soit le Jamaïcain un peu bonbon pour le côté fun, le Guyanais pour la colonne vertébrale du blend et le rhum blanc pour son côté frais. 

De mon côté j'essaie de bricoler quelques essais avec 5 rhums différents, mais ça devient vite brouillon, il y a trop de combinaisons possibles.
Mathieu opte pour le 1/3 de chaque, puis il essaie plusieurs autres proportions. C'est assez difficile de conserver ce qui plaisait dans chaque rhum séparément. 

Florent nous rejoint et goûte deux propositions, et c'est un succès ! Mathieu reste finalement sur l'idée de départ, soit 1/3 de chaque et cela fonctionne très bien. Re-dégustation pour être sûr et c'est parti.

Entre temps le temps des révélations est venu, et en toute modestie je pense qu'on a été très bons !

Résultats de la dégustation à l’aveugle

Bouteille 1 : Port Mourant ! Yes !
Bouteille 2 : c'est bien l'Amérique du sud puisque l'on est au Panama.
Bouteille 3 : nous avions parié sur l'arrack, il y en avait aussi puisqu'il s'agissait du Tricorne "brut de colonne"

Bouteille 4 : un gros loupé, nous pensions que c'était un rhum d'Amérique latine mais il s'agissait en fait d'un blend Caraïbes, référence phare de La Compagnie des Indes, composé de rhums du Guyana, de la Barbade et de Trinidad.

Bouteille 5 : il s'agit bien de la Jamaïque, en l'occurrence du blend de la Compagnie avec une dominante Hampden.
Bouteille 6 : un autre blend : le Latino, avant tout à base de rhum du Guatemala.
Bouteille 7 : un autre bon point puisque l'on était bien au Guyana, avec un mélange de Diamond et d'Uitvlugt.

Ce n'était pas un sans faute mais à notre décharge il n'était pas évident d'identifier les blends Caraïbes et Latino dont les profils étaient extrêmement différents sans dilution ni sucre. Mais nous nous en sommes sortis avec les félicitations de Florent et Florian, donc assez fiers.

Un petit test a été effectué avec quelques gouttes de sucre de canne liquide mais cela ne s'est pas avéré nécessaire. Place maintenant à la réduction (pour abaisser le taux d'alcool qui est pour l'instant autour des 70%). Mathieu opte pour un degré d'alcool assez élevé, aux environs des 60%, ce qui correspond à ses préférences en général.

Avant réduction, on retrouvait au nez le côté acidulé du blend Jamaïcain et beaucoup de fruits mûrs. En bouche était fortement influencée par le fruité du Diamond, et on avait de la banane, un côté beurré et finalement épicé et toasté. 



Réduisons un peu tout de même…

Grâce à une table de conversion, Florent fixe les quantités d'eau et de rhum souhaitées pour obtenir 140cl d'un assemblage à 60%. Il faut également savoir que l'on n’obtiendra pas 20 cl si l’on mélange 10 cl d’eau et 10 cl de rhum. Les molécules se "marient" et on obtiendra une quantité un peu moindre.

Pour la réduction, on utilise une eau assez froide car lorsque l'on la mélange avec de l'alcool une réaction de chaleur se produit, ce qui pourrait casser les arômes. Cette réduction doit également se faire tout doucement, avec un filet d'eau, toujours dans le but de préserver le rhum. Il s'agit ici d'une toute petite quantité donc on le fait en une seule fois et on agite doucement le mélange. 

En réalité la réduction sur un fût ou une cuve se fait plus lentement, en plusieurs fois, avec un système de brassage doux, voire à la main. En effet Florent utilise parfois une palette servant au brassage de la bière pour brasser les plus petits fûts. 

On contrôle ensuite le taux d'alcool grâce à un appareil devenu célèbre chez les amateurs, et le résultat est de 59,8%. Parfait, nous sommes même dans la légalité puisque l'écart permis entre le taux d'alcool sur l'étiquette et le taux réel est de 0,3%.

Après réduction on a plus de canne au nez, moins de bubblegum et plus de vanille. En bouche le fruité domine toujours ainsi que la banane. C’est toujours boisé et fumé en finale.

Pas de changement fondamental après réduction, c’est surtout le nez qui a été remanié. On retrouve les mêmes notes mais ce ne sont plus les mêmes qui dominent.

La touche finale


Et voilà ! Il n'y a plus qu'à mettre en bouteille. Florent concocte une petite étiquette, voilà deux magnifiques bouteilles de la Cuvée Esper ! Direction l’atelier cirage maintenant, vous verrez sur les photos que nous avons encore quelques progrès à faire. Mais finalement Mathieu, qui n’a pas craché lors des dégustations (oui je balance, ce mec est un surhomme, personnellement même en crachant j’étais K.O. !), s’en sort quand même avec les honneurs.



Quelques indiscrétions venues des chais…


Après l’effort, le réconfort, nous reprenons la visite là où nous l’avions laissée, du côté des fûts en vieillissement. Il y a beaucoup de choses ici : des finish en cours, des rhums qui se reposent, des expérimentations, comme par exemple un rhum de Floride qui finit de vieillir en fût de Sauternes. Parmi ces essais il y a malheureusement des ratés, comme ce rhum vieilli en fut de Petrus. Le fût a été méché, c'est-à-dire soufré afin de l’aseptiser. Le rhum a un fort arôme de soufre qui s’apparente à de l’œuf pourri.



Florian nous propose de goûter à plusieurs essais de finishs d’un assemblage de rhums distillés en 2007 chez DDL au Guyana : Porto, Sherry, Madeire et Moscatel. Pas de chichi, le rhum est tiré de façon « traditionnelle », c'est-à-dire siphonné avec un gros tuyau !

Dernière mission de la journée : réaliser l’assemblage et la réduction d’une nouveauté à sortir en fin d’année : L’Oktoberum. Il s’agit d’un assemblage de rhums Jamaïcains d’au moins 5 ans qui a été vieilli en fûts de bière. Il y avait au départ 3 fûts : 2 ayant contenu du Macvin (vin de liqueur du Jura) et un ayant contenu du vin jaune. Ces trois fûts ont ensuite contenu du whisky pendant 7 ans et enfin de la bière pendant 3 ans. On avait laissé la lie de la bière (une grosse couche) au fond d’un des fûts.

Nous avons pu déguster ce fût et la lie apporte un côté levure, brioche, voire tabac blond que j’ai beaucoup apprécié. La cuve dans laquelle avaient déjà été mélangés les deux premiers futs présentait le même profil mais moins marqué. Nous avons donc transféré le troisième fût dans la cuve et apporté une partie d’eau osmosée pour la réduction. Je suis désormais bien curieux de goûter à la version définitive !


Et voilà, une photo souvenir, un petit coup de balai, une bonne bière pression de la brasserie et nous reprenons la route pour Dijon après cette belle journée. Mathieu mérite définitivement son titre de Master Blender, son assemblage est vraiment excellent. Un grand merci à Florent et Florian pour leur accueil et pour le partage. Bravo pour cette chouette initiative qui a fait le bonheur de Mathieu et dont le compte-rendu, je l’espère, vous aura plu.  On retrouvera bientôt La Compagnie des Indes avec de jolis single cask qui arriveront en fin d’année.