dimanche 27 janvier 2019

Les papilles, la chimie et le rhum




(c)aromaster.com

Lorsque l’on s’intéresse au rhum et que l’on veut savoir ce qui s’y passe en profondeur, on commence à avoir des lectures de plus en plus techniques, sur les réactions qui ont lieu lors de la fermentation, de la distillation ou du vieillissement.
Il y a également une lecture que je vous conseille vivement ; celle du livre « Les papilles du chimiste – Saveurs et parfums en cuisine », de Raphaël Haumont (édité chez Dunod). Cet ouvrage, qui m’a été offert par des amis qui partagent ma soif de savoir et de toutes autres choses, m’a passionné car il explique de façon claire et accessible ce qui se passe dans l’assiette (que l’on peut facilement transposer au verre), dans la bouche et surtout entre les deux.

 
J’ai souhaité vous faire un résumé de ce que j’ai retenu, et de ce qui m’a permis de comprendre en détails des choses que l’on sait tous, comme le fait que chacun ait des perceptions différentes d’un même rhum, ou que la forme du verre est importante.

 
Comment capte-t-on les arômes ?

Les arômes peuvent être captés par le nez et la bouche, mais on sait que c’est en réalité l’odorat qui fait quasiment tout le boulot.

Les molécules aromatiques arrivent par la muqueuse du nez, puis se dirigent vers les bulbes olfactifs qui contiennent des récepteurs, que certains scientifiques identifient déjà comme parties intégrantes du cerveau. Les arômes activent alors ces récepteurs pour provoquer une réponse olfactive du cerveau.

Plus précisément, et de manière imagée, un récepteur est comme une serrure dont l’arôme est la clé. Les récepteurs reconnaissent la forme, la taille et l’agencement des molécules. Lorsque la bonne clé glisse dans la bonne serrure, le récepteur déclenche le passage de l’info biochimique (la molécule aromatique) en message électrique au cerveau.



Pourquoi n’a-t-on pas toujours le même ressenti que son voisin ?

On constate souvent que les impressions de dégustation divergent fortement d’une personne à une autre. Il y a plusieurs raisons à cela :

D’abord, notre catalogue personnel d’arômes est lié à nos souvenirs, donc chacun peut associer un même arôme à des expériences qui lui sont propres.

Ensuite, nous n’avons pas tous les mêmes « serrures » (récepteurs), ou alors en différentes quantités, ce qui nous rend plus ou moins sensibles à certains arômes. On constate en revanche que l’expérience et l’entraînement créent de nouvelles serrures. En outre, à force de s’exercer, la quantité de matière grise dans les zones olfactives du cerveau augmente.

Enfin, les molécules ont chacune un seuil de détection (une concentration à partir de laquelle on peut la réperer), qui est variable et personnel à chacun. Ce seuil est également lié au produit en lui-même, on peut dire qu’il y a des moyennes observées. Mais compte tenu du fait que chaque individu a des seuils de perception différents et qu’un produit contient souvent énormément de molécules, chacun sentira une molécule davantage qu’une autre. C’est pourquoi les perceptions en dégustation sont très personnelles, en plus de l’histoire et des souvenirs de chacun.

C’est aussi pourquoi on essaie de trouver des références communes dans les notes de dégustation, et que les notes trop précises (invoquant les orties blanches du Kilimandjaro…) sont pénibles et frustrantes.

Afin de mettre un peu d’ordre dans tout cela, on utilise également des roues des arômes. Cela permet de comprendre les affinités entre arômes, de situer un rhum en fonction des arômes cités, et de juger de sa complexité. Elles se lisent du centre vers l'extérieur : le premier cercle désigne un domaine, le second désigne une famille dans ce domaine, et le troisième cercle précise en désignant ce que l’on appelle un référent (molécule). On peut ainsi dire qu’un rhum est complexe lorsqu’il fait appel à différentes familles.



Les papilles sont finalement assez surestimées

Même en bouche, c’est encore le nez qui travaille. Le goût en lui-même est presque négligeable, car c’est la retro-olfaction (retour des arômes de la gorge vers le nez) qui envoie plus de messages au cerveau que les papilles gustatives. Les arômes sont perçus un peu différemment par rapport au nez, car le liquide est modifié par le contact avec la salive et par la chaleur de la bouche (comme dans le principe de la distillation, la chaleur de la bouche va faire « s’envoler » certaines molécules qui s’évaporent autour de 37,5°C).

Les papilles détectent plutôt les sensations (chaud, froid, amer, astringent, acide...). Plus précisément, les papilles fongiformes (pourtours de la langue) et caliciformes (au fond) détectent saveurs et sensations. Les papilles filiformes (au centre), quant à elles, détectent plutôt la texture. 


On dit souvent que les différentes régions de papilles sont affectées à un certain type de saveur. Ainsi, le devant de la langue détecterait le sucré, les côtés enverraient des informations sur l’acide et le salé, et le fond, sur l’amertume. C’est faux en réalité. La salive dissout et répartit le liquide, et l’ensemble des papilles est capable de transmettre tous types d’informations. 

Pour rendre grâce à ces pauvres papilles injustement dévaluées, il faut quand-même dire que les récepteurs du nez et de la bouche sont assez différents. Ils ne réagissent pas aux mêmes choses, et il se trouve que malheureusement pour le palais, les molécules qui nous entourent ont plus tendance à solliciter le nez. Un exemple simple de ces différences : la rose sent fort au nez mais n'a en comparaison quasi pas de goût. Alors qu’à l’inverse, le sucre ne sent pas très fort mais a un goût (ou au moins une sensation) en comparaison assez prononcé.

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N’oublions pas le nerf trijumeau !

Il existe un autre organe qui intervient dans la dégustation : le nerf trijumeau. Ce nerf crânien relié aux yeux et au nez détecte le piquant, mais aussi le niveau d’alcool ! C’est une alarme naturelle contre d’éventuels produits toxiques. D'où parfois la petite larme à l’œil ou le nez qui coule pour essayer d'évacuer le trop plein de molécules de piment ou d’éthanol.


Parfums, arômes, saveurs et sensations

Il arrive qu’arômes et sensations se confondent. Par exemple, lorsque vous qualifiez des notes de « métalliques », vous ne rêvez pas. D’abord, elles sont parfois apparentées aux arômes soufrés, mais pas seulement : l’acide dissout l’acier ou le cuivre (de l’alambic) et le transforme en ions métalliques. Les ions favorisent l’action des UV sur les lipides, et les lipides se décomposent en hydrocarbures plutôt aromatiques. 
Il se passe la même chose avec la sueur (acide) et les lipides de notre peau quand on a touché une pièce, donc on rapproche cette sensation à ces arômes. À ce moment, le toucher se mêle à l’odorat, et c’est cette sensation qui resurgit quand on ressent un côté métallique dans un rhum.

Le froid et le chaud sont aussi des sensations courantes, qui ne sont pas forcément liées à la température de dégustation. 
Nous avons des récepteurs thermiques dans la bouche, et certaines molécules jouent avec ces récepteurs. On peut parler de saveurs froides ou chaudes. Le menthol et le limonène en sont de bons exemples.
En outre, ces derniers diminuent la sensation sucrée et peuvent accroître la sensation acide ou amère. On peut ainsi perturber le cerveau entre température réelle et saveur. Ce sont ces perturbations qui nous plaisent car elles excitent notre système nerveux central. Par exemple, si l’on boit une boisson glacée au gingembre, il se produit un « bug » entre la saveur chaleureuse du gingembre et le froid réel de la boisson, ce qui ne manque pas de susciter notre intérêt.

Vanilline 
 
Un jeu de dupes entre les molécules et le cerveau

Les contrastes sont intéressants car ils « baladent » le cerveau : la chauffe forte du fût amène de l’amertume, les tanins amènent de l’astringence, ce qui est souvent contre-balancé par de la rondeur ou de la vanilline (trop souvent artificiellement, mais pas que). Cela va même plus loin, car ces ressorts font appel à notre nature profonde, où l’amer = danger toxique, alors que le sucre = source rapide d'énergie et donc de vie. C'est plus la dynamique du contraste que le sucre en lui-même qui séduisent. C’est pour cela qu’un rhum qui a uniquement la qualité d’être rond est si vite ennuyeux.

Un autre « bug » peut aussi venir du fait de l’incapacité du cerveau à reconnaître individuellement, au sein d’une combinaison, des molécules proches les unes des autres. Ce bug se traduit alors en harmonie, un « je ne sais quoi » simplement plaisant. C’est ainsi que certaines associations d’arômes improbables fonctionnent car en réalité leurs molécules sont proches. L’art de l’assemblage s’applique donc aux rhums, mais surtout aux molécules qui les composent.

Il existe un autre mécanisme intéressant, qui fait appel à un contraste encore plus radical. On peut l’illustrer par l’exemple de l’association entre acide et pâtissier. Les 2 réactions sont différentes : la sensation d’acidité circule par impulsion électrique, alors que le pâtissier se transmet par réaction biochimique (« les serrures »). On a donc ici deux sources simultanées de stimuli, ce qui est encore plus intéressant pour le cerveau. Le fait que ce soit agréable ou non appartient ensuite à l’équilibre entre les deux, bien entendu.

Acétate d'isoamyle (banane)

Les molécules aromatiques

Les molécules ont des seuils de perception différents, exprimés en particules par million (ppm). Tout est question de concentration et de seuil de détection. Le nombre d'unités par volume d'air (ppm) doit être suffisant pour provoquer une réponse olfactive. Par exemple, le chou a un seuil de perception de 0,1 ppm. Cela signifie que si l’on a un volume d’air qui compte 1 million de molécules, 0,1 molécule d’arôme de chou suffit à rendre cet arôme perceptible. 
Certaines molécules ont un seuil très très bas, ce qui veut dire qu'on les repère en quantités infimes, et qu’à l’inverse elles sentent extrêmement fort si elles sont ne serait-ce qu’un peu concentrées. La molécule qui donne l’odeur du caramel a un seuil de détection de 0,00004 ppm, et celui de l‘arôme bouchonné est de 0,00015 ppm. D'autres au contraire ont des seuils de détection plutôt hauts, comme l’éthanol, avec 100ppm.

Au passage, revenons un instant sur l’arôme « bouchonné », avec cette petite astuce : la TCA est la molécule responsable du goût de bouchon. Elle est très proche du polyéthylène, avec lequel elle peut se lier facilement. Donc si l’on verse un vin bouchonné dans un sac plastique en polyéthylène, le TCA va venir s'accrocher au polyéthylène, ce qui débarrassera le vin de son arôme de bouchon.Ca ne fait pas rêver, mais ça vaudrait le coup d’essayer.

Il y a parfois de très légères différences de composition et de concentration entre deux arômes. Leurs molécules auront parfois la même structure, avec les mêmes atomes en même quantité, mais avec une forme symétriquement opposée, comme dans un miroir.
C’est par exemple le cas des molécules responsables des arômes de citron ou d’orange, de menthe ou de carvi, et plus surprenant, de bois ou de framboise. C’est encore une fois une histoire de clé et de serrure. La clé peut paraître très semblable, elle n’entrera que dans la serrure qui correspond précisément et ne déclenchera un message au cerveau que si elle est présentée de manière conforme.


Les arômes sont le fruit de dizaines de molécules, cependant certains sont largement dominés par une seule qui leur est spécifique. Pour le clou de girofle, c’est l’eugénol, pour la réglisse, l’acide glycirrhizique, et pour la banane, l’acétate d'isoamyle. 
A l'inverse, la coumarine est présente dans un tas d'arômes, ce qui fait d’ailleurs que ces exemples s’accordent bien entre eux : noyau, amande amère, tonka, cannelle de chine, céleri, panais, vanille pompona (qui au passage est pauvre en vanilline).

La chimie est un bon point de départ pour les associations mets-rhums (food pairings). L’hexanoate d'éthyle et l’octanoate d'éthyle (respectivement typiques du fleuri ou du fruité de Long Pond), le butanoate d'éthyle (ananas de Hampden), l’acétate d'éthyle (solvant de New Yarmouth), l’acétate d'isoamyle (banane de Worthy Park) existent dans des aliments, on peut s’amuser à les y retrouver pour imaginer des associations.


Le comportement des molécules au-dessus du verre

Dans l'air, les molécules se déplacent par convection (mouvements en fonction des variations de température et de densité). 

Il y a la convection thermique, qui entraîne des mouvements de l’air  en fonction de la température (ce qui explique le besoin de déguster à température ambiante, pour ne pas que les arômes s’envolent anarchiquement).  

Et puis il y a la convection chimique : c’est une sorte de recherche naturelle de l’équilibre, où les molécules se déplacent vers lendroit où elles sont le moins concentrées.
Le nez d'un rhum traduit ainsi la concentration de molécules qui flottent au-dessus du verre, d’où l’importance de la forme de ce dernier. Un verre à faible ouverture piège les arômes volatils et ralentit leur migration vers le grand large qu’est l’air ambiant, qu’ils n’arriveront jamais à équilibrer, les pauvres imbéciles.
A l'inverse, donc, plus l'ouverture est large, plus les échanges sont favorisés dans l’espace. Les molécules vont donc chercher à saturer l’air ambiant, et d’autant plus en raison du phénomène qui suit.


L’évaporation, c’est assez compliqué

L’évaporation se fait en fonction de la « pression de vapeur saturante ». En très gros, le rapport entre le volume de liquide et le volume d'air ambiant fait qu'un équilibre tente de se créer entre liquide et gaz. On a une évaporation car le liquide essaie de rattraper la quantité de gaz dans l'atmosphère.


Le phénomène est variable en fonction de la température (l’ébullition en est une forme aboutie). Plus l’arôme est perceptible à froid, plus les composés passent déjà en phase gazeuse même à faible température (température d’ébullition faible). À l'inverse, on a exemple de l'huile : elle ne sent pas trop à froid mais elle sent très fort quand elle est chauffée (température d’ébullition élevée).

On en revient évidemment encore une fois au principe de la distillation. Si les molécules ont une affinité avec alcool, ainsi qu’une température d’ébullition proche, elles s'envolent avec lui.
Mais c'est plus compliqué que ça : par exemple, faisons un mélange eau + menthe poivrée. On fait bouillir à 100°C, mais on récupère quand même de la menthone qui bout normalement à 209°C. Comment est-ce possible ?

C’est là que cela devient compliqué, car la température d’ébullition n’est pas suffisante comme paramètre, il faut aussi penser au poids moléculaire (nombre d'atomes). Le limonène a une masse molaire faible, ce qui explique pourquoi cela sent vite fort quand on épluche une Clémentine. La vanilline et le menthol ont également une masse molaire faible, on s’en aperçoit dès que l’on ouvre une gousse de vanille ou que l’on coupe un brin de menthe. Il faut aussi penser aux affinités avec l'eau ou l'huile (essentielle) qui vont s’évaporer plus ou moins rapidement. Tout cela s’appelle « l'entraînement à la vapeur », et c’est assez complexe à appréhender.

Bien sûr, lorsque le rhum est dans le verre, on n’atteint pas ces températures d’ébullition, mais les principes d’évaporation et d’entraînement à la vapeur sont bel et bien en action. C’est pour cela qu’un rhum va se comporter différemment en fonction de la température, de la saturation de l’air en molécules aromatiques ou en humidité, de la forme du verre etc…


Note finale 

Pour finir, on peut aussi modifier l’agencement des molécules, et donc la perception des arômes, en ajoutant de l’eau. Cela va avoir pour effet de remanier nos clés, qui vont alors activer d’autres serrures, pour d’autres messages au cerveau (ou pas, si l’on a la main lourde ou si l’agencement des molécules n’est pas propice à l’accueil de molécules d’eau).

dimanche 6 janvier 2019

Diamond & Versailles 1996

Cette bouteille du rhum du Guyana a été le fantasme de plus d'un RumLover pendant quelques années. Elle marque la fin d'une ère, celle des sélections Demerara par Velier (dont l'intégralité a été dégustée et annotée par Olivier et Jean-Paul pour le blog Who Rhum the World), une série qui a changé la face du monde du rhum en quelques petites années. 

L'expression peut sembler pompeuse, mais songez à tous les thèmes abordés et à tous les débats suscités par ces embouteillages, excitant par là même toute la sphère du rhum. Même si Velier n'est pas l'inventeur de ces concepts, la société italienne a tout de même réveillé tout ce petit monde en l'interpellant sur le brut de fût, la transparence, le vieillissement tropical, la valeur intrinsèque, la compréhension du produit... Revers de la médaille ou rançon de la gloire, avec ces bouteilles sont aussi arrivées la spéculation massive et une certaine fracture entre ayatollahs (sic) et ultra-libéraux.

Pour en revenir à ce rhum en particulier, il est justement passé du fantasme à la réalité dans une tentative de contournement de ce système de spéculation. S'agissant de l'ultime embouteillage de la série, ce rhum faisait l'objet d'une curiosité et d'une convoitise hautement palpables. Luca Gargano (patron de Velier et sélectionneur de ces rhums) n'avait ainsi pas décidé de la manière dont il allait le distribuer, ni même s'il allait le distribuer tout court. Il ouvrait donc quelques bouteilles lors de salons et de masterclasses, pour rendre le moment exceptionnel et pour ne pas laisser partir son bébé comme ça, abandonné aux vautours.

Et puis l'idée a germé d'une sorte de liste de souscription, plus ou moins contrôlée, avec des gens de confiance (l'avenir aura un peu permis de refaire un tri). Quelques bouteilles ont été distribuées à des clubs de dégustation, et enfin à quelques heureux élus au sein d'un groupe Facebook. C'est grâce à cette dernière solution que j'ai eu la chance de me procurer la mienne, moyennant la promesse d'un retour de dégustation. C'est chose faite plus d'un an après, mieux vaut tard que jamais !

Avant de parler de notre DV96 (pour les intimes), revenons un instant sur l'histoire de cette collaboration Velier / DDL.

DDL (Demerara Distillers Limited) est une société du Guyana dont la distillerie s'appelle Diamond. Les rhums du Guyana, comme la plupart des rhums de tradition anglaise, étaient pendant longtemps des rhums d'assemblages destinés aux négociants, à la Navy, ou à des marques pour la plupart britanniques. Aucun embouteillage officiel n'émanait du Guyana, jusqu'à la création de la marque El Dorado en 1992. 

Assez rapidement après le lancement de cette marque, elle a été distribuée en Italie par l'importateur Velier. La marque El Dorado proposait une gamme faite d'assemblages de différents styles de rhums qu'elle peut produire au sein de sa distillerie (qui a récupéré une partie des alambics d'anciennes distilleries du pays aujourd'hui disparues), or Luca Gargano s'est rapidement étonné du fait qu'elle ne propose pas de rhums "simples" (sans assemblage), comme pouvaient déjà le faire certains embouteilleurs indépendants européens.

Yesu Persaud, alors patron de DDL, ne sentait pas prêt à le faire, mais a fait confiance à l'italien pour sélectionner certains de ces rhums et les mettre en valeur. C'est ainsi qu'en 2003 il a consenti à ouvrir une partie de ses stocks et à vendre quelques fûts à Velier. Les premiers Demerara "single marks" (les marks étant des styles de rhums provenant d'un alambic en particulier) vieillis exclusivement sous les tropiques ont donc été distribués en Italie, d'abord de manière assez confidentielle.

Ils sont ensuite arrivés en France aux alentours de l'année 2010 et sont restés facilement accessibles jusqu'en 2014 environ. La fièvre de la bouteille noire ne s'est pas développée tout de suite, car les prix relativement élevés pour l'époque et le fait qu'il s'agisse de rhums de mélasse d'origine inconnue n'ont pas attiré l’œil des amateurs dans un premier temps. Mais le bouche à oreille a fini par fonctionner et ceux qui avaient boudé ces bouteilles sur les étagères des cavistes s'en sont finalement mordu les doigts.

(c)Compagnie des Indes
Yesu Persaud a pris sa retraite en 2013 et a été remplacé par Komal Samaroo, qui a décidé de mettre fin au partenariat avec Velier et à proposer ses propres sélections de "single marks". Cette décision finalement assez logique a tout de même occasionné une certaine nostalgie et une flambée encore plus importante des Demerara Velier. Ces embouteillages officiels ont en outre vu un alignement tarifaire sur les prix du marché, mais même si ce sont des sorties de qualité, on doit bien reconnaître qu'ils ne jouissent pas tout à fait du même talent de sélection.

Notons qu'El Dorado a récemment proposé (comme Velier en son temps) un rhum "blended in the barrel" (2 marks assemblées dans le fût, avant vieillissement, contrairement à leur pratique habituelle qui consiste à assembler chaque mark après vieillissement) pour les 70 ans de Velier.

(c)Compagnie des Indes
Le rhum dont nous parlons aujourd'hui est justement un "blended in the barrel" sélectionné par Velier. C'est un assemblage expérimental de distillats de pot-still et de colonne, ce qui en fait un Single Blended Rum selon la classification Gargano. La mark employée est SVSG, soit un mélange des marks S (provenant de la double colonne Diamond) et VSG (provenant du pot-still Versailles), avec une dominante de la mark S. Distillé en 1996 et embouteillé en 2014, ce rhum de 17 ans révolus (78% de part des anges !) issu de 2 fûts a donné lieu à 570 bouteilles à 57,9% (brut de fût). 

Je vous propose d'en savoir un peu plus sur les marks composant ce rhum :

VSG (alambic Versailles)


Photos : 1 (c)Compagnie des Indes - 2 (c)The Floating Rum Shack

Versailles est une ancienne plantation du Guyana dont la première trace remonte à 1776, et qui a vraisemblablement commencé à distiller au milieu du XIXème siècle. Elle a aujourd'hui disparu mais l'alambic de sa distillerie a été conservé au sein de la distillerie "centrale" appelée Diamond. Sa production de rhum s'est arrêtée à la fin des années 1960, puis l'alambic a été transféré à la distillerie d'Enmore en 1978, puis à celle d'Uitvlugt en 1995, et enfin à Diamond en 2000.
VSG signifie sans doute Versailles, Schoon ord et Goed fortuin, un style issu de la fusion de trois plantations.

L'alambic Versailles est un pot-still (alambic à repasse, distillation discontinue) qui a la particularité d'avoir une cuve en bois (de greenhart, une essence locale), les autres pièces comme le dôme et le col de cygne étant plus classiquement en cuivre. Son autre particularité vient du fait qu'il s'agit d'un pot-still caribéen, c'est-à-dire que ce n'est pas réellement d'un alambic à repasse. En effet, il est équipé d'un retort et d'une colonne de rectification qui font qu'un seul passage est nécessaire pour obtenir une concentration suffisante en alcool.

Son état de marche actuel est plutôt incertain, car dans une interview pour Durhum.com, Luca Gargano précise qu'il n'est plus en activité à cause de problèmes de maintenance. Cela pourrait coller avec le fait que les derniers embouteillages vus chez les embouteilleurs indépendants datent de 2004 (Kill Devil et That Boutique-y). Or il semble qu'il ait été rénové en 2006, selon Difford's Guide.
Si l'alambic est n'est effectivement plus en fonction, on peut se poser la question de la continuité de l'assemblage des El Dorado, la mark VSG en faisant normalement partie.

S (double colonne Coffey)


Photos : (c)Compagnie des Indes

La plantation Diamond s'est établie à la moitié du XVIIIème siècle et a certainement commencé à produire du rhum mi-XIXème. Les trois double colonnes Coffey du même nom sont les appareils d'origine de la distillerie, bien que l'on pense qu'elles ont pu cohabiter avec d'autres appareils aujourd'hui disparus.
Ces double colonnes en acier (distillation continue) sont composées d'une colonne "d'analyse" ("analyser") et d'une colonne de rectification ("rectifier"). Ce sont des appareils qui sont capables de produire des rhums aussi bien légers que lourds, selon le souhait du distillateur. Tout dépend du réglage effectué, et notamment du nombre de cycles d'évaporation et de reflux, le liquide pouvant emprunter plusieurs fois les colonne pour une "épuration" plus ou moins importante.

Assez parlé, passons à la dégustation !

Le nez est à la hauteur de la robe : torréfié à souhait, sec et amer, sur la noix, le café, la crème brûlée à la noix de coco. Cette amertume nous emmène du côté du fût toasté, mais aussi vers quelque chose d’oxydé, à la manière d’un vermouth. Sur cette même piste, on part sur l’orange et son écorce, sur des épices et des herbes sèches.

Avec un peu de repos, le rhum se fait vraiment très sérieux, noir, et toujours plus torréfié. Enfin, c’est ce qu’il voudrait nous faire croire, car le sucre caramélisé finit par nous ouvrir les bras en grand, pour ensuite nous laisser ressentir la chaleur de l’orange et de la mangue séchées, de la réglisse. On se permet même un peu de fraîcheur avec quelques baies de cassis et de mûre.

La bouche est parfaitement équilibrée et concentrée. La mélasse s’étale lentement, comme un miel, une confiture ou même une résine épaisse, emportant avec elle de la poudre de noix, de café, de zan. Le côté fruité si délicieusement oxydé est toujours aussi présent, pour mon plus grand bonheur car c’est un aspect que j’adore. On imagine une part de fermentation assez profitable, avec des fruits exotiques très mûrs et une touche d’olive verte.

La finale est aussi toastée que sucrée, aussi caféinée que confiturée. L’ami du petit déjeuner ? L’ami D&V.

C'est un rhum à priori relativement léger, avec le distillat délicat et végétal du Versailles, mais son vieillissement lui a conféré une concentration et une oxydation tout bonnement délicieuses. On imagine un fût plutôt carbonisé, peut-être de manière un peu plus poussé qu'à l'accoutumée, mais on retrouve l'âme et la signature des Demerara, avec ces fruits à coque gourmands caramélisés au sirop de batterie. Une très belle sortie de scène. 


Petite réflexion au passage : les assemblages El Dorado sont plutôt sympathiques mais tout de même un peu grassouillets (comprendre sucrés). Pourquoi ne pas sortir des choses plus authentiques comme peut le faire Foursquare avec Doorly's par exemple ? J'imagine que c'est économiquement faisable, et même si le prix de revient augmentait légèrement, je serais prêt à mettre quelques Euros de plus pour avoir des rhums comme les El Dorado 12, 15 ou 21 sans sucre comme réguliers dans ma cave.