Crédits photos : Privateer Rum
L’arrivée prochaine de Privateer dans les collections Habitation Velier et Villa Paradisetto a attiré l’attention des amateurs sur les rhums des États-Unis, et sur cette distillerie en particulier. Pour ceux qui n’ont pas l’habitude de fouiner et de voir ce qui se fait en dehors de la déferlante incessante de sorties « stars », c’est une bonne occasion de sortir sa zone de confort.
Encore une fois, force est de reconnaître que le patron de Velier sait piquer notre curiosité en nous faisant découvrir des pans importants de la culture rhum. Car les États-Unis et les alcools de canne ont un passé très lié, à tel point que le pays tel qu’on le connaît aujourd’hui n’aurait peut-être pas existé sans le rhum.
On comprend également mieux une telle coopération entre Velier et Privateer, lorsque l’on constate les points qu’ont en commun Maggie Campbell (Présidente et Maître distillatrice de Privateer) et Luca « Ruruki » Gargano. Dans le podcast de Privateer que je vous encourage à écouter, vous découvrirez le souci du détail, l’obsession d’authenticité, l’envie de mettre en valeur les artisans, et la passion qui animent cette femme et son équipe.
Avant d’entrer dans les détails de la distillerie et de ses rhums, je vous propose un petit résumé de l’histoire du rhum aux États-Unis.
Une petite histoire du rhum en Nouvelle Angleterre
Au cours du 17ème siècle, les colons installés en Nouvelle Angleterre (aujourd’hui les états du Maine, Massachusetts, New Hampshire, Vermont, Rhode Island et Connecticut) avaient du mal à trouver de l’alcool pour réchauffer leurs longues soirées d’hiver. Les brandies importés étaient alors très chers, donc ils distillaient tout ce qui pouvait leur passer sous la main. Mais il faut dire que le climat local n’était pas idéal, et qu’il était compliqué de faire de beaux fruits bien sucrés ou même de bonnes céréales à fermenter et distiller.
Quelques brasseries, devenues distilleries d’eau-de-vie de grain, ont quand-même vu le jour, mais pas suffisamment pour satisfaire la demande. C’est alors que les rhums de La Barbade (également colonie anglaise) ont débarqué, bien corsés et peu onéreux. Ce petit peuple assoiffé était enfin sorti de son désarroi, et son amour du rhum était né.
Une fois qu’ils ont réalisé que la mélasse des colonies européennes était encore moins chère que le rhum tout fait, ils ont commencé à en importer et à en faire leur propre eau-de-vie. Cela tombait à pic, car la population des colonies d’Amérique du Nord ne cessait de croître, et le grain venait à manquer ; il fallait garder les céréales pour la nourriture, et donc la mélasse a été utilisée pour étancher la soif. Celle-ci était suffisamment abondante et rentable à l’usage, si bien qu’au milieu du 18ème siècle on comptait une centaine de distilleries de rhum rien qu’en Nouvelle Angleterre !
Les 13 colonies continentales ne se sont pas contentées d’être productrices et grandes consommatrices de rhum, elle ont également exporté leur production, à destination du grand nord, ou des côtes africaines via l’Angleterre. Elles ont aussi cyniquement usé des charmes du rhum pour obtenir ce qu’elles voulaient des natifs américains (les indiens d’Amérique), voire pour les avilir et les anéantir… À cette époque, le rhum représentait une part extrêmement importante de l’économie.
Jusqu’à la fin du 18ème siècle, le rhum était le spiritueux national, et ce même si les Britanniques du vieux continent, exclus de ce commerce, ont toujours essayé de mettre des bâtons dans les roues des producteurs, en promulguant notamment des lois instaurant de fortes taxes sur les importations de mélasse d’Amérique du Sud, des Caraïbes, et en particulier de Martinique. En allant même jusqu’à détourner des cargaisons de mélasse, ils ont fini par affaiblir considérablement les colons rhumiers au tournant de la guerre d’indépendance (dont ces mesures ont sans doute été en partie responsables). Comme d’habitude, ce genre d’interdiction a plutôt provoqué une explosion de la contrebande, venant des possessions françaises et espagnoles. Un comble.
Après la guerre, de nouveaux colons venus d’Irlande et d’Écosse sont arrivés, avec une solide expérience de la distillation des céréales, ces dernières trouvant un terrain parfait pour être cultivées dans tout le centre de l’Amérique du Nord. Le bourbon était né, et avec sa matière première locale plus contrôlée, a ainsi commencé à gagner du terrain dès le début du 19ème siècle. Il a prospéré avec l’appui des autorités britanniques, et malgré l’apparition de « sociétés de tempérance » (groupes de pression anti-alcool) qui se sont avant tout attaquées au rhum.
La guerre de sécession a également porté un coup fatal aux eaux-de-vie de canne en détruisant les quelques distilleries encore vigoureuses dans le Sud du pays. L’industrie a ainsi dépéri petit à petit, jusqu’à ce que la prohibition des années 1920 ne l’achève complètement. Le rhum a pourtant été très prisé durant ces années et celles qui ont suivi, mais il était désormais uniquement importé depuis les pays tropicaux et n’était quasiment plus produit sur place.
Le mouvement « craft distilling » (distillation artisanale) qui a débuté dans les années 1980 a redonné de l’espoir aux amoureux de rhum américain. Les premières distilleries craft ont bien entendu été des distilleries de bourbon, mais quelques distillateurs ont aussi commencé à s’intéresser à l’histoire américaine du rhum et à tenter de la faire revivre. Aujourd’hui, on compte une quinzaine de distilleries qui travaillent avec de la mélasse étrangère, parfois locale, du sucre, du sirop, ou encore avec du pur jus (forcément local celui-ci).
La distillerie Privateer
La distillerie Privateer a ouvert ses portes en 2011 à Ipswich dans le Massachusetts. Après des débuts difficiles, elle a trouvé un maître distillateur digne de ce nom en la personne de Maggie Campbell en 2012.
Les Privateers étaient des corsaires qui ont servi durant la révolution américaine (1775-1783), également connue sous le nom de guerre d'indépendance américaine, qui a été menée principalement entre le Royaume de Grande-Bretagne et ses treize colonies en Amérique, entraînant le renversement de la domination britannique dans les colonies et l'établissement des États-Unis d'Amérique.
Andrew Cabot, le fondateur de la distillerie, avait un ancêtre du même nom. C’était un corsaire, marchand et distillateur de rhum, qui a justement servi durant cette guerre d’indépendance.
Privateer utilise uniquement de la mélasse de catégorie A. Cela a son importance, car on a souhaité instiller une idée de terroir, même pour un rhum de mélasse auquel on a encore du mal à appliquer cette notion. La mélasse de catégorie A provient de la première cuisson du jus de canne, elle a ainsi beaucoup de sucre résiduel et les propriétés de la canne transparaissent encore dans le produit. C’est beaucoup moins le cas des « blackstrap molasses » de troisième cuisson, plus épuisées.
Là où l’idée de terroir apparaît, c’est qu’une seule exploitation familiale du Guatemala a été retenue pour fournir cette mélasse, ce qui est très rare dans le milieu du rhum. Cela montre le côté minutieux de Maggie, qui se trouve être aussi une « sugar geek »:) Je vous invite à suivre l’aventure de la sélection de cette mélasse dans un article du Daily Beast.
La distillerie a aussi travaillé avec du sirop / jus de canne réduit, mais elle a fini par se consacrer à 100 % à la mélasse fin 2018. Il était devenu difficile de trouver de bonnes matières premières, car la plupart de ces produits sont hautement raffinés et parfois même colorés pour retrouver un air naturel. Privateer a décidé d’abandonner ces méthodes pour elle, mais aussi pour montrer la voie à ses collègues américains.
C’est Peter Newsom, chef distillateur depuis 8 ans, qui a voulu marquer ce moment spécial du choix de la mélasse.
Le Rhum Navy Yard
C’est Peter Newsom, chef distillateur depuis 8 ans, qui a voulu marquer ce moment spécial du choix de la mélasse.
L’idée était de faire un distillat corsé, affirmé, puissant, sec et sans concession, avec 100 % de mélasse importée par une société du Maine, donc comme à l’époque de l’âge d’or de la Nouvelle Angleterre (toujours ce souci du détail). Le pendant blanc de ce Navy Yard s’appelle d’ailleurs « New England White Rum ».
Un premier batch a été réalisé, puis mis en fût ex-bourbon pendant un an et demi.
L’expérience a été réussie, donc reconduite pour en faire un rhum de la gamme à part entière. Cependant, on a fait cette fois le choix du fût neuf pour dessiner et marquer l’identité du rhum de la Nouvelle Angleterre, au contraire de la plupart des rhums qui sont aujourd’hui vieillis en ex-bourbon.
Donc ce n’est pas un « navy rum » à l’anglaise, mais bien un rhum américain, un hommage aux « privateers » qui se sont battus pendant la révolution.
Le nom Navy Yard provient du chantier naval de Boston qui abrite l’USS Constitution (un vieux 3 mâts, plus ancien navire de guerre encore à flot dans le monde, dont Andrew Cabot fait partie de l’association de préservation).
Donc ce n’est pas un « navy rum » à l’anglaise, mais bien un rhum américain, un hommage aux « privateers » qui se sont battus pendant la révolution.
La fermentation dure 6 jours, avec un assemblage de 3 souches de levures. Elle se fait en cuve ouverte, donc les levures et bactéries indigènes sont admises afin de complexifier l’ensemble. Cette fermentation est brassée pour laisser les levures en suspension, ce qui apporte une certaine signature aromatique.
Voici comment elle se déroule exactement : elle démarre à 74°F (~23,3°C) pendant 2 jours, c’est ce qu’on appelle la fermentation primaire. La majorité de l’alcool et des esters se crée à se moment là. Ensuite on monte à 76°F (~24,4)°C pendant 3-4 jours. Les levures sont un peu plus actives avec la chaleur. Cela laisse aussi plus de place aux bactéries, tout en écartant les indésirables, et permet de passer à une phase plus aromatique de la fermentation (appelée secondaire). Enfin, on pousse à 78°F (~25,5°C) pour donner encore plus de corps.
Voici comment elle se déroule exactement : elle démarre à 74°F (~23,3°C) pendant 2 jours, c’est ce qu’on appelle la fermentation primaire. La majorité de l’alcool et des esters se crée à se moment là. Ensuite on monte à 76°F (~24,4)°C pendant 3-4 jours. Les levures sont un peu plus actives avec la chaleur. Cela laisse aussi plus de place aux bactéries, tout en écartant les indésirables, et permet de passer à une phase plus aromatique de la fermentation (appelée secondaire). Enfin, on pousse à 78°F (~25,5°C) pour donner encore plus de corps.
On atteint les 9 % d’alcool à l’issue de ce processus. Elle se fait sans acidification, car celle-ci apparaît suffisamment naturellement (on rappelle que l’acidité lors de la fermentation permet aux levures de créer les éléments non-alcool, donc les arômes).
Quand après mesure du brix (taux de sucre), on remarque que tout le sucre fermentescible a été transformé en alcool, on passe à la distillation.
La distillation se fait en 2 temps et donc par batch (distillation discontinue). La première étape est réalisée à l’aide d’un Pot-Still Vendôme en cuivre fabriqué à Louisville dans le Kentucky.
On charge l’alambic de 1000 gallons (à peu près 3800 Litres) de moût de mélasse fermentée. On essaye de garder autant d’éléments que possible, pour sauvegarder les qualités de la matière première, donc on essaye de ne pas faire une première distillation « trop performante ».
Il y a un peu de levures mortes qui « cuisent » dans l’alambic et apportent aussi des arômes. Le moût est brassé dans la cuve de l’alambic pour que ça n’accroche pas (et ne brûle pas). Quand le moût commence à bouillir, on ouvre le hublot du pot-still pour laisser échapper quelques éléments indésirables, puis on referme et les alcools commencent à monter dans le col, jusqu’au condensateur.
Le distillat commence à couler à 70 %, jusqu’à 0 %, avec une moyenne de 35-40 %. Cela prend environ 4 heures, et 200 gallons (~758L) de Low wines (brouillis) sont récoltés.
Avant d’utiliser le pot-still Vendôme, Privateer utilisait un alambic hybride allemand de chez Christian Carl qui effectuait les 2 distillations, mais le résultat était un peu trop clean. Une longue distillation en pot-still, bien contrôlée, permet d’instiller plus de personnalité.
La deuxième distillation s’effectue le lendemain, sur la petite colonne à 8 plateaux de l’alambic hybride Christian Carl. C’est une distillation plus précise, et davantage un travail d’orfèvre. On essaie alors d’obtenir plus de pureté, sans écarter les arômes, ce qui est possible grâce à cette petite colonne. Cela dure 8 heures.
Le cœur de chauffe s’écoule à 186 proof (93%). Les queues de distillation sont conservées et seront redistillées pour créer l’embouteillage « Queen’s share ».
La distillerie produit plusieurs marks, selon si le rhum sera embouteillé blanc ou pas. Quand il est mis en vieillissement, on y laisse un peu plus de queues de distillation.
La distillation donne des résultats différents en fonction des saisons. En hiver, le cuivre est refroidi donc il y a davantage de séparation, le rhum est plus clean et léger. En été, les distillats sont plus riches. Donc les rhums les plus lourds (qui serviront de bases d’assemblages notamment) sont plutôt faits en été. Le Navy Yard est fait plutôt entre les deux saisons. On cherche à la fois de la présence en bouche, mais aussi de la netteté, de la fermeté. On veut que les arômes du distillat se tiennent suffisamment pour ne pas être fondus dans les arômes du bois. On veut que ce soient eux qui conduisent le profil, donc ils doivent être riches mais suffisamment nets.
Avant le vieillissement, le rhum est mis en cuve inox, pour une dilution lente jusqu’à 110 proof (55%) à peu près. On utilise de l’eau vieillie en fût et alcoolisée à environ 30 %, comme on peut le faire dans l’univers du Cognac.
On fait différents marks pour différentes utilisations, mais on goûte quand-même après dilution pour avoir où ira le batch le question, selon s’il est classique, lourd, destiné au fût neuf, ou avec telle ou telle chauffe. Donc on goûte, on attend le lendemain (ça peut changer assez vite), et on décide d'enfûter.
Pour le Navy Yard, c’est la chauffe n°3 qui a été retenue (Elles vont de 1 à 4, la 4 étant la chauffe « alligator », où la surface du fût est carbonisée). La Chauffe n°3 crée une barrière avec le bois brut qui ne donne pas de très belles saveurs en tant que tel. Elle caramélise les sucres naturellement présents dans le chêne, et donne des notes fumées qui iront bien avec les notes de tabac que l’on obtient lors de la distillation de mélasse.
Les fûts ont une contenance de 200L (53 gallons), et sont en chêne américain neuf.
Les fûts ont une contenance de 200L (53 gallons), et sont en chêne américain neuf.
Pour ce rhum, on met en fût avec la mark RF (Rich Fine). Si ce fût est très spécial, il peut aussi se retrouver en single cask « hors-série ». S’il s’avère être classique, il servira d’élément d’assemblage pour un autre rhum de la gamme. S’il a bien ce côté concentré que l’on recherche, il sera dans le Navy Yard.
Le fût rejoint ensuite ses quelques 800 congénères, ceux destinés au Navy Yard étant situés à l’est du chai, où le soleil se lève et réchauffe cette partie toute la journée. Il y restera pendant 2 ans au minimum. Il sera embouteillé en single cask, brut de fût, non filtré, sans aucun ajout.
Il est temps de passer à la dégustation !
Privateer - Navy Yard - 54,1%
Privateer - Navy Yard - 54,1%
Pure Single Rum
Le premier nez est assez jeune et éthéré, avec une passe de vernis et un côté bourbon très prononcé fait de céréales, de vanille et de caramel léger. On imagine un chêne bien toasté, qui exhale des notes de fruits à coque grillés.
Avec un peu d'air, on trouve un distillat fruité (mangue), poudré de sucre glace et enveloppé dans un écrin floral plutôt velouté. Le chêne américain se met au diapason et se retrouve plus moelleux, plus tendre, avec des notes de tabac blond, de vanille, de coco grillée.
La bouche est joliment concentrée, et enrobe agréablement les papilles. La jeunesse un peu tranchante du premier nez s'est évanouie, elle s'est muée en épices plus matures, à l'image d'un poivre qui évoquerait presque celui d'un rhum agricole de Martinique. Le bois brut et blanc prend rapidement le relais, sa fibre d'abord fraîchement découverte transpire ensuite une jolie rondeur de vanille, de céréales, de tabac et de caramel au beurre.
La finale est ronde et briochée, quelques touches fumées de pain grillé et de sirop d'érable reviennent hanter le palais.
Voici un rhum finalement assez peu surprenant, avec cependant un programme bien effectué, très porté sur le fût de bourbon. On pense immanquablement au style des rhums de chez Foursquare, et l'on se dit que quelques années de vieillissement supplémentaires raviront les amateurs du style.
Voici un rhum finalement assez peu surprenant, avec cependant un programme bien effectué, très porté sur le fût de bourbon. On pense immanquablement au style des rhums de chez Foursquare, et l'on se dit que quelques années de vieillissement supplémentaires raviront les amateurs du style.
Pour ma part, il m’aura manqué un profil un peu plus ample et un peu plus de lourdeur au nez pour être tout à fait convaincu. Encore une fois, il s’agit d’un très jeune rhum, et le résultat après seulement deux années de vieillissement laisse présager un potentiel pour l’avenir.
Quoi qu’il en soit, la démarche est passionnante, extrêmement cohérente, et la philosophie qui est derrière l’est tout autant. Ce sont des choses qui comptent lorsque l’on déguste un spiritueux, et je suis ravi de pouvoir goûter un petit morceau de Nouvelle Angleterre !