vendredi 28 juillet 2017

Agricole Tour 2017 - 2ème Partie


Voici la seconde partie de cet article consacré à l'Agricole Tour, avec Antoine Nixon, représentant pour la côte ouest des Etats-Unis de Spiribam, filiale des rhums JM et Clément et importateur des rhums Damoiseau aux USA. Comme nous l'avons vu dans la première partie, les US semblent compter un nombre grandissant de véritables passionnés de rhum agricole, et Antoine est un témoin privilégié de ce phénomène.

Puis vous pourrez lire les témoignages de deux grands passionnés du rhum, qui parlent de leur parcours dans lequel beaucoup d'amateurs se reconnaîtront, de ce qui les a mené à l'agricole et de ce qui fait qu'ils ne sont pas près de le quitter !

Nous avons donc la participation de Lance Surujbally, l'auteur de l'excellent blog The Lone Caner. Pertinent comme à son habitude, il partage avec nous son point de vue et son expérience du rhum agricole avec la plume que l'on lui connait.

Et nous aurons une vision d'un proche voisin Allemand, Sascha Junkert, blogger et membre d'un cercle de passionnés qui organise de belles dégustations, avec un point de vue très intéressant sur les forces et les faiblesses de l'agricole.

Je vous encourage également à lire l'article de Cocktail Wonk sur le rhum agricole et l'AOC Martinique (en Anglais), un excellent dossier qui résume bien la passion de Matt et de ses compatriotes "rum nerds" pour l'agricole. Cet article explique surtout de façon très accessible et très claire ce qu'est le rhum agricole, avec également un tour d'horizon des distilleries actives de Guadeloupe et de Martinique.

Antoine Nixon - Spiribam - Californie


La réaction du consommateur Américain envers le rhum agricole est typiquement positive. Les marques de rhum haut de gamme et élaborées arrivent à se défaire d'un certain stigmate acquis suite aux expériences passées de buveurs de rhum. Vous savez, cette vilaine gueule de bois à la fac à cause d'un rhum à deux francs, où d'un cocktail pas terrible bu dans un bar douteux de soirée étudiante ou de boite de nuit...en gros le genre d’expérience qui rend un lendemain difficile ! Pour en venir à l'agricole, c'est un choc pour la plupart des gens de se rendre compte qu'en réalité c'est très bon et qu'ils apprécient effectivement ce spiritueux, ou simplement que cela se rapproche de quelque chose qu'ils apprécient déjà. Nos rhums blancs sont souvent comparés à la Tequila, au Mezcal et même au Gin ; alors que nos rhums vieux sont comparés au Cognac, à l'Armagnac, au Whiskey et au Scotch. Ce sont des réactions typiques que j'observe de la part de gens qui boivent un rhum sec ou "on the rocks" pour la première fois. 

Je dirais donc que la clé est d'établir une relation de confiance avec nos consommateurs, basée sur les idées que (A) les rhums agricoles sont délicieux et accessibles, et (B) qu'il ne s'agit pas du même rhum que l'on buvait lorsque l'on était adolescent. C'est un processus qui exige d'être bien construit, affiné à la perfection, et qui demande du temps. Il s'agit par exemple d'arriver à faire en sorte que les gens comprennent vraiment que ce que l'on voit sur l'étiquette en termes d'âge a réellement une signification et qu'il ne s'agit pas juste d'un truc marketing pour influencer un achat. Le marché Américain a besoin d'un Agricole Tour pour éduquer les gens, pour aider le consommateur à comprendre d'où viennent ces rhums, ce qu'ils représentent pour les peuples de leurs îles respectives, à quel point l'histoire du rhum en Amérique est profonde et riche, et tout ce que les histoires de l'Amérique et du rhum ont en commun.

D'un autre côté, les producteurs de rhum doivent devenir plus transparents et inclure d'avantage les consommateurs. Moins de termes marketing affriolants et de publicité, et à la place plus d'éducation sur ce à quoi les différents styles de rhum correspondent, sur ce que les provenances de Jamaïque, du Venezuela, du Panama ou de la Barbade signifient, sur ce que le consommateur doit s'attendre à trouver en goûtant un rhum Espagnol ou Anglais, etc.  

Le rhum agricole va devoir se tailler sa propre niche au cœur du marché, comme le Mezcal a pu faire sur le marché de l'agave. Je vois sincèrement le rhum agricole suivre ce chemin et possiblement combler un vide car le Mezcal devient très populaire et la matière première se fait de plus en plus difficile à trouver. Les similarités gustatives et patrimoniales entre ces deux spiritueux sont indéniables.

Lance Surujbally - The Lone Caner
 
Tôt ou tard, chaque amoureux de rhum vient à l'agricole, de la même façon que chaque fan de cinéma finit par arriver à Ozu. Bien que d'avantage connus et appréciés depuis toujours par les Français, du fait de leur origine des îles de Martinique et de Guadeloupe, ces rhums formidables et discrets n'ont commencé à être plus disponibles, et plus prisés, que depuis les dix dernières années environ.
Cette situation venait en partie du fait de la domination des rhums de mélasse à travers les siècles. Ces rhums étaient et sont toujours plus facile à fabriquer, de surcroît à bon marché, ils ont leurs qualités et ils ont monopolisé l'attention du rhumivers jusqu'à aujourd'hui. Les agricoles sont faits différemment, ont un goût différent et un prix différent...mais font aussi partie des meilleurs fabriqués actuellement, et peuvent se trouver en bonne place dans n'importe quel lineup de choix, pas seulement grâce à leurs arômes curieux et séduisants, mais aussi parce qu'ils se tiennent à l'écart de l'opprobre des étiquettes trompeuses, des chiffres arrangeants et de l'altération qui est la plaie de bien trop de rhums traditionnels. Ils ont toujours été des rhums purs, préservés, fabriqués traditionnellement et c'est précisément pour cela qu'on les apprécie.
 
D'autres ont écrit en long et en large sur ces rhums uniques - l'immersion du Cocktail Wonk en est un parfait exemple - donc je n'ira pas plus loin que ces quelques faits. Les rhums agricoles sont faits à partir de jus de canne fraîchement pressé qui part en distillation dans les 48 heures qui suivent la récolte de la canne. Ils sont distillés en colonne et ont un arôme léger, végétal, presque herbacé qui procure souvent un choc à ceux qui sont plus habitués et plus à l'aise avec les profils plus sombres et fruités des rhums de Jamaïque, Barbade, Guyana et d'autres îles anglo-saxonnes ; et ils sont plus clairs et saisissants que les rhums Espagnols légers et floraux comme ceux de Cuba ou d'Amérique Latine.

Les agricoles sont communément associés aux îles Françaises de la Caraïbe, mais leur nom désigne plus une méthode de production qu'une origine géographique, et de par ce fait, on ne peut évoquer le sujet sans parler des Cachaças Brésiliennes, qui sont un sous-ensemble du genre, et qui se distinguent du fait de leur vieillissement en bois locaux comme le Balsamo, le Jequitiba ou l'Amburana, qui leur confèrent un profil aromatique distinct (et parfois déroutant) avec lequel bien des non-Brésiliens ont du mal à se trouver des atomes crochus. Il est aussi à noter que les producteurs du monde entier font de plus en plus de rhums à base de jus de canne pressé - le rhum Laodi du Vietnam en est un bon exemple, ainsi que le Ron Aldea des îles Canaries entre autres.

Tout comme les rhums traditionnels de mélasse, les rhums agricoles sont vieillis dans différentes sortes de fûts - chêne blanc, ex fût de Bourbon, chêne du Limousin, fûts de Cognac, les Brésiliens comme on l'a vu plus haut et ainsi de suite - mais à l'inverse de leurs petits copains de mélasse, ils atteignent déjà une qualité très élevée même blancs. Ces rhums blancs ne sont d'ailleurs habituellement pas filtrés - au contraire des fades ingrédients pour cocktails comme le Bacardi Superior ou le Prichard's Crystal - non vieillis la plupart du temps et sortent directement de la colonne. Haiti incarne l'exemple de tels rhums. Appelés clairins sur place, ils sont corsés, féroces et brisent tous les codes. Les amateurs de choses plus clémentes reculent devant de tels rhums, mais les connaisseurs se sont de plus en plus largement jetés dessus depuis quelques années, depuis que Velier a sorti les clairins de Sajous, Vaval et Casimir en 2014.

Mon expérience de l'agricole a débuté en 2010, lorsque j'ai acheté un de mes premiers rhums, le Clément Très Vieux de Martinique, plutôt leur haut de gamme ; je n'ai pas été entièrement convaincu, pourtant il avait des arômes et un goût qui étaient étonnamment évocateurs, mais je ne le voyais pas détrôner les rhums que je préférais à ce stade de mon apprentissage. Plus tard j'ai eu l'occasion de goûter deux Barbancourt d'Haïti, quelques Karukera de Guadeloupe et des productions indépendantes de Rum Nation et Renegade. Mon opinion commença alors à changer. J'ai d'avantage apprécié leurs saveurs, aimé la légèreté et la complexité de l'assemblage, remarqué qu'ils menaient à un tout autre style de rhum que celui auquel j'étais habitué, en dehors des sentiers battus, oui, mais avec des trésors que je n'avais jamais imaginé jusqu'ici. 

Je suis devenu un véritable "agricoliste" en 2012, quand on m'a présenté un incroyable rhum de Guadeloupe de 37 ans lors d'une dégustation au fameux Rum Depot de Berlin. Ce Courcelles 1972 était un rhum simplement hors norme, et il me mena à d'autres découvertes dans les années qui suivirent - les clairins d'Haïti, la série des Libération de Capovilla (le 2012 intégrale doit être parmi les meilleurs rhums de 5 ans jamais produits, par quiconque, où que ce soit). Etant chaque fois plus impressionné - ou plutôt obsédé ? - par les rhums que j'ai goûté, j'ai commencé à chercher activement des rhums de ces distilleries de Martinique et de Guadeloupe qui sont devenues plus largement connues ces dernières années - J.M., HSE, Trois Rivières, Saint James, Depaz, Dillon, Bellevue, Damoiseau, J. Bally, Longueteau, Neisson par exemple, et je n'en suis qu'à mes débuts.

En bref, ils sont plus qu'une sorte de passade, les agricoles ont maintenant pris leur place - et pas seulement de mon avis - parmi les meilleurs rhums du monde. Il y a de la diversité et des ratés, bien sûr, tout comme dans les rhums traditionnels (ou industriels), et il ne serait sans doute pas surprenant que mon parcours reflète celui des fans à travers le monde également. On le voit clairement à travers la popularité dont les agricoles bénéficient dans les festivals Européens et autres, où ils jouissent d'un intérêt et d'une estime grandissants du public. Ce n'est pas un hasard si la tournée mondiale de l'agricole organisée par Jerry Gitany et Benoît Bail - une sorte de combinaison de masterclasses et de présentation d'une large variété d'agricoles, qui a écumé le circuit des festivals en 2016 et 2017 - a attiré les foules et a reçu beaucoup de commentaires positifs de la communauté en ligne.  

Les agricoles ne sont pas une tendance à la mode, il n'émergent pas non plus seulement maintenant de l'ombre et de l'obscurité : ils ont toujours été là, fabriqués tranquillement et rigoureusement. Ce qui a changé, c'est que dans la dernière décennie, l'explosion des réseaux sociaux et des bloggers investis les a menés vers un nouveau et plus large public. Dans un futur proche, les rhums traditionnels de mélasse vont continuer à dominer les environs (et les porte-monnaie des acheteurs du monde) - grâce à leur prix, leur disponibilité et leur qualité générale, c'est inévitable. Mais tout comme n'importe quelle liste de classiques du monde du cinéma ne saurait être complète sans Besson, Ozu ou Bergman (pour n'en citer que trois), aucun connaisseur sérieux ou simple amateur de rhum ne pourrait considérer que son parcours soit complet sans, à un moment, goûter, apprécier et comprendre la variété que les agricoles ajoutent à la somme totale de l'univers du rhum. 

Sascha Junkert - Rum lover / Cocktails Old Fashioned - Allemagne


Pendant longtemps en Allemagne, le rhum se résumait à Bacardi, Havana Club et même "Der gute Pott" pour la cuisine (Echter Übersee-Rum). Une communauté restreinte mais très active a émergé ces dernières années. Je pense que mon parcours pourrait résumer celui de la plupart des buveurs de rhum. Il y a environ dix ans j'ai commencé à faire des cocktails pour des amis, étudié de vieilles recettes et leurs origines, et doucement construit un bar bien rempli à la maison. Puis je me suis intéressé au Barcelo Imperial, Zacapa 23, Appleton V/X et El Dorado 12, ce qui m'a mené vers des bouteilles plus pures de Jamaïque et du Demerara avec des degrés plus élevés, voire bruts de fût.

Pour être honnête, au départ je n'avais même pas conscience de l'existence de l'agricole. Plus tard j'ai su la différence entre la mélasse et le pur jus, mais je ne m'y suis pas intéressé et je peux confirmer que c'est un goût que l'on acquiert. C'est dans un petit bar de Stuttgart (simplement appelé "BAR") que cela a changé, les bartenders étaient de grands fans d'agricole et m'ont convaincu de goûter des rhums J.M. et Clément. Au final, quand je suis arrivé à des millésimes comme le J.M. 1997 et le Clément 2000 brut de fut j'étais conquis et ces deux rhums demeurent encore parmi mes préférés. 

Aujourd'hui, le rhum agricole reste un produit de niche en Allemagne et le nombre de gens "normaux" qui connaissent l'agricole et sa différence en termes d'élaboration est toujours très réduit. Pour beaucoup d'amateurs de rhum que je connais, l'agricole est si différent des autres rhums que leur attention se perd rapidement et ils retournent à leurs favoris. Ceux qui aiment les rhums sucrés ont tendance à être surpris par le profil herbacé et très sec. Les amateurs plus confirmés quant-à eux, qui aiment les bruts de fût de Jamaïque et du Demerara, s'ennuient avec les VSOP et les XO qui manquent de punch et qui plaisent plus aux amateurs de Cognac.

Il y a bien entendu beaucoup d'embouteillages bruts de fût directement des distilleries ou par des embouteilleurs indépendants comme Chantal Comte. Toutefois, on ne peut pas comparer directement les deux univers à cause des différences de distillation qui produisent des distillats moins forts que pour la plupart des rhums traditionnels. De plus, en raison du vieillissement tropical, l'alcool a tendance à s'évaporer plus que l'eau, ce qui donne aussi des rhums plus faibles en degré. Beaucoup de maisons utilisent aussi la méthode Cognaçaise de dilution directement dans le fût, très lentement et sur plusieurs années de vieillissement. Tout cela fait que même les bruts de fût d'agricole ont moins de force alcoolique, ce qui n'empêche pas les arômes de briller pour autant. Des bouteilles à 45% ou 50% peuvent ainsi être bien plus intenses que ce à quoi l'on pourrait s'attendre. 

D'après mon expérience, quand on choisit une bonne bouteille, même les fans purs et durs des Demerara de Velier peuvent être convaincus que les agricoles vieux ont bien des atouts et des profondeurs d'arômes à découvrir. Tout à fait récemment, j'ai sélectionné quelques Bally, Neisson, J.M., Karukera, Reimonenq et Chantal Comte qui ont bien fait l'affaire et qui ont convaincu la majorité du groupe de dégustateurs de redonner sa chance au jus de canne. 

Heureusement, grâce aux nombreux échanges de bouteilles au sein du German Rum Club (groupe Facebook et forum), plus de gens découvrent l'agricole. Cela ne devient pas forcément leur style de rhum préféré, mais au moins l'agricole figure sur la carte pour de plus en plus de gens. Cela transparaît également de façon évidente dans la croissance rapide d'importateurs Allemands et dans le nombre croissant d'exposants aux festivals de cocktail, spiritueux et rhum. Et avant tout avec l'Agricole Tour bien entendu, qui a attiré des foules massives au festival de Berlin l'an dernier ! 

L'agricole blanc quant-à lui a un public plus étendu grâce à ses saveurs fruitées et intenses de canne à sucre, ce qui est très bien pour les cocktails. Même les produits exotiques comme les clairins reçoivent une attention particulière.

Voici un aspect intéressant du statut de challenger de l'agricole : Les boutiques en ligne Allemandes étaient un paradis pour les amateurs d'agricole jusque récemment. Comparé à la France, nous avions des bouteilles oubliées ou épuisées depuis longtemps qui étaient toujours disponibles, et la plupart du temps à un prix raisonnable. Malheureusement, cette époque est presque révolue. En échange nous avons de plus en plus de sorties enthousiasmantes comme le Bally 98 brut de fût, les millésimes de Neisson, les sélections de la Confrérie du Rhum, les sélections de Chantal Comte, les millésimes Reimonenq de RumHouse, les expériences de HSE, etc etc... Le monde de l'agricole n'a jamais été aussi excitant ! À part peut-être quand tous ces vieux millésimes de Bally, J.M., Saint James et autres étaient encore disponibles facilement... Il nous manque toujours ce que l'on a pas ! :)

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Un grand merci à tous les contributeurs de cet article qui devait au départ se faire en une partie mais qui a dû s'étaler un peu à cause de la verve des passionnés que j'ai eu la chance d'interroger.

J’espère croiser l'Agricole Tour au détour d'un salon ou d'un comptoir de bar, je souhaite une bonne route à Benoît et Jerry et je souhaite également mentionner les rhums de Guyane (notamment les rhums Toucan qui sont à l'affiche cette année), région qui n'est pas encore beaucoup citée mais dont je vous invite vivement à découvrir les rhums.

L'Agricole a vécu une superbe renaissance ces dernières années, il a donc de beaux jours devant lui. J'ai été particulièrement surpris et touché de voir la passion qu'il suscite notamment aux Etats-Unis où quelques passionnés ont embrassé son caractère mais aussi toute la culture qui va avec.

Espérons que le changement de dimension tout juste amorcé lui permette de garder son identité, son exigence, ses traditions et tout ce pour quoi il est en passe d'être reconnu à sa juste valeur.  

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