Lorsque
l’on s’intéresse au rhum et que l’on veut savoir ce qui s’y passe en
profondeur, on commence à avoir des lectures de plus en plus techniques, sur
les réactions qui ont lieu lors de la fermentation, de la distillation ou du
vieillissement.
Il y
a également une lecture que je vous conseille vivement ; celle du livre « Les papilles du chimiste – Saveurs et
parfums en cuisine », de Raphaël
Haumont (édité chez Dunod). Cet ouvrage, qui m’a été offert par des amis
qui partagent ma soif de savoir et de toutes autres choses, m’a passionné car
il explique de façon claire et accessible ce qui se passe dans l’assiette (que
l’on peut facilement transposer au verre), dans la bouche et surtout entre les
deux.
J’ai
souhaité vous faire un résumé de ce que j’ai retenu, et de ce qui m’a permis de
comprendre en détails des choses que l’on sait tous, comme le fait que chacun ait
des perceptions différentes d’un même rhum, ou que la forme du verre est
importante.
Comment capte-t-on
les arômes ?
Les
arômes peuvent être captés par le nez et la bouche, mais on sait que c’est en
réalité l’odorat qui fait quasiment tout le boulot.
Les
molécules aromatiques arrivent par la muqueuse du nez, puis se dirigent
vers les bulbes olfactifs qui contiennent des récepteurs, que certains scientifiques identifient déjà comme
parties intégrantes du cerveau. Les arômes activent alors ces récepteurs pour
provoquer une réponse olfactive du cerveau.
Plus
précisément, et de manière imagée, un récepteur est comme une serrure dont l’arôme est la
clé. Les récepteurs reconnaissent la forme, la taille et l’agencement des
molécules. Lorsque la bonne clé glisse dans la bonne serrure, le récepteur
déclenche le passage de l’info biochimique (la molécule aromatique) en message électrique au cerveau.
Pourquoi n’a-t-on
pas toujours le même ressenti que son voisin ?
On
constate souvent que les impressions de dégustation divergent fortement d’une
personne à une autre. Il y a plusieurs raisons à cela :
D’abord,
notre catalogue personnel d’arômes est lié à nos souvenirs, donc chacun peut associer un même arôme à des
expériences qui lui sont propres.
Ensuite,
nous n’avons pas tous les mêmes
« serrures » (récepteurs), ou alors en différentes quantités, ce
qui nous rend plus ou moins sensibles à certains arômes. On constate en
revanche que l’expérience et l’entraînement créent de nouvelles serrures. En
outre, à force de s’exercer, la quantité de matière grise dans les zones
olfactives du cerveau augmente.
Enfin,
les molécules ont chacune un seuil de
détection (une concentration à partir de laquelle on peut la réperer), qui est
variable et personnel à chacun. Ce seuil est également lié au produit en
lui-même, on peut dire qu’il y a des moyennes observées. Mais compte tenu du
fait que chaque individu a des seuils de perception différents et qu’un produit
contient souvent énormément de molécules, chacun sentira une molécule davantage
qu’une autre. C’est pourquoi les perceptions en dégustation sont très
personnelles, en plus de l’histoire et des souvenirs de chacun.
C’est
aussi pourquoi on essaie de trouver des références communes
dans les notes de dégustation, et
que les notes trop précises (invoquant les orties blanches du
Kilimandjaro…) sont pénibles et frustrantes.
Afin
de mettre un peu d’ordre dans tout cela, on utilise également des roues des arômes. Cela permet de
comprendre les affinités entre arômes, de situer un rhum en fonction des arômes
cités, et de juger de sa complexité. Elles se lisent du
centre vers l'extérieur : le premier cercle
désigne un domaine, le second désigne une famille dans ce domaine,
et le troisième cercle précise en désignant ce que l’on appelle un
référent (molécule). On peut ainsi dire qu’un rhum est
complexe lorsqu’il fait appel à différentes familles.
Les papilles
sont finalement assez surestimées
Même
en bouche, c’est encore le nez qui travaille. Le goût en lui-même est presque
négligeable, car c’est la retro-olfaction
(retour des arômes de la gorge vers le nez) qui envoie plus de messages au
cerveau que les papilles gustatives. Les arômes sont perçus un peu différemment
par rapport au nez, car le liquide est modifié par le contact avec la salive et
par la chaleur de la bouche (comme dans le principe de la distillation, la
chaleur de la bouche va faire « s’envoler » certaines molécules qui
s’évaporent autour de 37,5°C).
Les papilles détectent plutôt les sensations (chaud, froid, amer, astringent, acide...). Plus
précisément, les papilles fongiformes (pourtours de la langue)
et caliciformes (au fond) détectent saveurs et sensations. Les
papilles filiformes (au centre), quant à elles,
détectent plutôt la texture.
On
dit souvent que les différentes régions de papilles sont affectées à un certain
type de saveur. Ainsi, le devant de la langue détecterait le sucré, les côtés
enverraient des informations sur l’acide et le salé,
et le fond, sur l’amertume. C’est faux en réalité. La salive
dissout et répartit le liquide, et l’ensemble des papilles est capable de
transmettre tous types d’informations.
Pour rendre
grâce à ces pauvres papilles injustement dévaluées, il faut quand-même dire que
les récepteurs du nez et de la bouche
sont assez différents. Ils ne réagissent pas aux mêmes choses, et il se
trouve que malheureusement pour le palais, les molécules qui nous entourent ont
plus tendance à solliciter le nez. Un exemple simple de ces différences :
la rose sent fort au nez mais n'a en comparaison
quasi pas de goût. Alors qu’à l’inverse, le
sucre ne sent pas très fort mais a un goût
(ou au moins une sensation) en comparaison assez prononcé.
(c)docteurclic.com |
N’oublions
pas le nerf trijumeau !
Il
existe un autre organe qui intervient dans la dégustation : le nerf
trijumeau. Ce nerf crânien relié aux yeux et au nez détecte
le piquant, mais aussi le niveau d’alcool ! C’est une alarme naturelle contre d’éventuels
produits toxiques. D'où parfois la petite
larme à l’œil ou le nez qui coule pour essayer d'évacuer le
trop plein de molécules de piment
ou d’éthanol.
Parfums,
arômes, saveurs et sensations
Il
arrive qu’arômes et sensations se
confondent. Par exemple, lorsque vous qualifiez des notes
de « métalliques », vous ne rêvez pas. D’abord,
elles sont parfois apparentées aux
arômes soufrés, mais pas seulement : l’acide
dissout l’acier ou le cuivre
(de l’alambic) et le transforme en ions métalliques. Les
ions favorisent l’action des UV sur les lipides,
et les
lipides se décomposent en hydrocarbures plutôt aromatiques.
Il se passe la même chose avec la
sueur (acide) et les lipides de notre peau quand on a
touché une pièce, donc on rapproche cette sensation à ces arômes. À ce
moment, le toucher se mêle à l’odorat, et c’est cette sensation qui resurgit
quand on ressent un côté métallique dans un rhum.
Le froid et le chaud sont aussi
des sensations courantes, qui ne sont pas forcément liées à
la température de dégustation.
Nous avons des récepteurs thermiques dans la bouche,
et certaines molécules jouent avec ces récepteurs. On peut
parler de saveurs froides ou chaudes. Le menthol
et le limonène en sont de bons
exemples.
En outre, ces derniers diminuent
la sensation sucrée et peuvent accroître la sensation acide
ou amère. On peut ainsi
perturber le cerveau entre température réelle et saveur. Ce sont
ces perturbations qui nous plaisent car elles excitent notre système nerveux
central. Par exemple, si l’on boit une boisson glacée au gingembre, il se
produit un « bug » entre
la saveur chaleureuse du gingembre et le froid réel de la boisson, ce qui ne
manque pas de susciter notre intérêt.
Vanilline |
Un jeu de
dupes entre les molécules et le cerveau
Les contrastes sont
intéressants car ils « baladent » le
cerveau : la chauffe forte du fût amène de l’amertume,
les tanins amènent de l’astringence, ce qui est souvent contre-balancé
par de la rondeur ou de la vanilline
(trop souvent artificiellement, mais pas que). Cela va même
plus loin, car ces ressorts font appel à notre nature profonde,
où l’amer =
danger toxique, alors que le sucre =
source rapide d'énergie et donc de vie. C'est
plus la dynamique du contraste que
le sucre en lui-même qui séduisent. C’est pour cela qu’un rhum qui a
uniquement la qualité d’être rond est si vite ennuyeux.
Un
autre « bug » peut aussi venir du fait de l’incapacité
du cerveau à reconnaître individuellement, au sein d’une combinaison, des
molécules proches les unes des autres. Ce bug se traduit alors en harmonie, un « je ne sais
quoi » simplement plaisant. C’est ainsi que certaines associations
d’arômes improbables fonctionnent car en réalité leurs molécules sont proches.
L’art de l’assemblage s’applique donc aux rhums, mais surtout aux molécules qui
les composent.
Il existe un
autre mécanisme intéressant, qui fait appel à un contraste encore plus radical.
On peut l’illustrer par l’exemple de
l’association entre acide et pâtissier. Les 2 réactions sont
différentes : la sensation d’acidité circule
par impulsion électrique, alors que le pâtissier se
transmet par réaction biochimique (« les
serrures »). On a donc ici deux sources
simultanées de stimuli,
ce qui est encore plus intéressant pour le cerveau. Le fait que ce soit
agréable ou non appartient ensuite à l’équilibre entre les deux, bien entendu.
Acétate d'isoamyle (banane) |
Les
molécules aromatiques
Les molécules
ont des seuils de perception différents, exprimés en particules par
million (ppm). Tout est question de concentration et de seuil de détection. Le nombre
d'unités par volume d'air (ppm) doit
être suffisant pour provoquer une réponse olfactive. Par exemple,
le chou a un seuil de perception de 0,1 ppm.
Cela signifie que si l’on a un volume d’air qui compte 1 million de molécules,
0,1 molécule d’arôme de chou suffit à rendre cet arôme perceptible.
Certaines molécules ont un seuil
très très bas, ce qui veut dire qu'on les repère en
quantités infimes, et qu’à l’inverse elles sentent extrêmement fort si
elles sont ne serait-ce qu’un peu concentrées. La molécule
qui donne l’odeur du caramel
a un seuil de détection de 0,00004 ppm,
et celui de l‘arôme bouchonné est de 0,00015
ppm. D'autres au contraire ont des seuils de détection plutôt
hauts, comme l’éthanol, avec 100ppm.
Au passage, revenons un instant sur l’arôme
« bouchonné », avec cette petite astuce : la TCA est la molécule responsable du goût de bouchon.
Elle est très proche du
polyéthylène, avec lequel elle peut se lier facilement. Donc si l’on verse un vin bouchonné dans un sac plastique en
polyéthylène, le TCA va venir
s'accrocher au polyéthylène, ce qui débarrassera le vin de son arôme de
bouchon.Ca ne fait pas rêver, mais ça vaudrait le coup d’essayer.
Il y
a parfois de très légères différences de composition et de
concentration entre deux arômes. Leurs molécules
auront parfois la même structure, avec les mêmes atomes
en même quantité, mais avec une forme symétriquement
opposée, comme dans un miroir.
C’est
par exemple le cas des molécules responsables des arômes de citron ou d’orange,
de menthe ou de carvi, et plus
surprenant, de bois ou de
framboise. C’est encore une fois une
histoire de clé et de serrure. La clé peut paraître très semblable, elle
n’entrera que dans la serrure qui correspond précisément et ne déclenchera un
message au cerveau que si elle est présentée de manière conforme.
Les
arômes sont le fruit de dizaines de molécules, cependant certains sont
largement dominés par une seule qui leur est spécifique. Pour
le clou de girofle, c’est l’eugénol, pour la
réglisse, l’acide glycirrhizique, et pour la banane,
l’acétate d'isoamyle.
A l'inverse, la coumarine est
présente dans un tas d'arômes, ce qui fait d’ailleurs que
ces exemples s’accordent bien entre eux :
noyau, amande amère, tonka, cannelle de chine,
céleri, panais, vanille pompona (qui au passage est pauvre
en vanilline).
La chimie
est un bon point de départ pour les associations mets-rhums (food pairings). L’hexanoate
d'éthyle et l’octanoate d'éthyle (respectivement
typiques du fleuri ou du fruité
de Long Pond), le
butanoate d'éthyle (ananas de Hampden), l’acétate
d'éthyle (solvant de New Yarmouth), l’acétate
d'isoamyle (banane de Worthy Park)
existent dans des aliments, on peut s’amuser à les y retrouver pour
imaginer des associations.
Le comportement
des molécules au-dessus du verre
Dans l'air, les molécules
se déplacent par convection (mouvements en fonction des variations de
température et de densité).
Il y a la convection thermique, qui entraîne des
mouvements de l’air en fonction de la
température (ce qui explique le besoin de déguster à
température ambiante, pour ne pas que les arômes s’envolent
anarchiquement).
Et
puis il y a la convection chimique : c’est
une sorte de recherche naturelle de l’équilibre, où les molécules se
déplacent vers l’endroit où elles sont le moins
concentrées.
Le nez d'un rhum traduit
ainsi la concentration de molécules qui flottent au-dessus du verre,
d’où l’importance de la forme de ce dernier. Un verre à
faible ouverture piège les arômes volatils et ralentit leur
migration vers le grand large qu’est l’air ambiant, qu’ils n’arriveront jamais
à équilibrer, les pauvres imbéciles.
A l'inverse, donc, plus
l'ouverture est large, plus les échanges sont favorisés
dans l’espace. Les molécules vont
donc chercher à saturer l’air ambiant, et d’autant plus en raison du phénomène
qui suit.
L’évaporation,
c’est assez compliqué
L’évaporation
se fait en fonction de la « pression de vapeur saturante ». En très
gros, le rapport entre le volume de liquide et le volume d'air
ambiant fait qu'un équilibre tente de se créer entre liquide et gaz. On
a une évaporation car le liquide essaie de rattraper la quantité
de gaz dans l'atmosphère.
Le
phénomène est variable en fonction de la température (l’ébullition en est
une forme aboutie). Plus l’arôme est perceptible
à froid, plus les composés passent déjà en phase gazeuse même à
faible température (température d’ébullition
faible). À l'inverse, on a exemple
de l'huile : elle ne sent pas trop à froid mais elle
sent très fort quand elle est chauffée (température
d’ébullition élevée).
On en revient évidemment encore
une fois au principe de la distillation.
Si les molécules ont une affinité avec alcool,
ainsi qu’une température d’ébullition proche, elles s'envolent avec lui.
Mais c'est plus compliqué que ça :
par exemple, faisons un mélange eau + menthe poivrée. On fait bouillir à 100°C, mais on
récupère quand même de la menthone qui bout normalement à 209°C. Comment est-ce possible ?
C’est
là que cela devient compliqué, car la température d’ébullition
n’est pas suffisante comme paramètre, il
faut aussi penser au poids moléculaire
(nombre d'atomes). Le limonène a une masse molaire faible, ce
qui explique pourquoi cela sent vite fort quand on épluche une
Clémentine. La vanilline et le menthol ont également une masse molaire
faible, on s’en aperçoit dès que l’on ouvre une gousse de vanille ou que l’on
coupe un brin de menthe. Il faut aussi penser aux affinités avec l'eau ou l'huile (essentielle) qui vont s’évaporer
plus ou moins rapidement. Tout cela s’appelle « l'entraînement
à la vapeur », et c’est assez complexe à appréhender.
Bien sûr,
lorsque le rhum est dans le verre, on n’atteint pas ces températures d’ébullition,
mais les principes d’évaporation et d’entraînement à la vapeur sont bel et bien
en action. C’est pour cela qu’un rhum va se comporter différemment en fonction
de la température, de la saturation de l’air en molécules aromatiques ou en
humidité, de la forme du verre etc…
Note finale
Pour finir, on
peut aussi modifier l’agencement des molécules, et donc la perception des
arômes, en ajoutant de l’eau. Cela
va avoir pour effet de remanier nos clés, qui vont alors activer d’autres
serrures, pour d’autres messages au cerveau (ou pas, si l’on a la main lourde
ou si l’agencement des molécules n’est pas propice à l’accueil de molécules d’eau).