dimanche 6 janvier 2019

Diamond & Versailles 1996

Cette bouteille du rhum du Guyana a été le fantasme de plus d'un RumLover pendant quelques années. Elle marque la fin d'une ère, celle des sélections Demerara par Velier (dont l'intégralité a été dégustée et annotée par Olivier et Jean-Paul pour le blog Who Rhum the World), une série qui a changé la face du monde du rhum en quelques petites années. 

L'expression peut sembler pompeuse, mais songez à tous les thèmes abordés et à tous les débats suscités par ces embouteillages, excitant par là même toute la sphère du rhum. Même si Velier n'est pas l'inventeur de ces concepts, la société italienne a tout de même réveillé tout ce petit monde en l'interpellant sur le brut de fût, la transparence, le vieillissement tropical, la valeur intrinsèque, la compréhension du produit... Revers de la médaille ou rançon de la gloire, avec ces bouteilles sont aussi arrivées la spéculation massive et une certaine fracture entre ayatollahs (sic) et ultra-libéraux.

Pour en revenir à ce rhum en particulier, il est justement passé du fantasme à la réalité dans une tentative de contournement de ce système de spéculation. S'agissant de l'ultime embouteillage de la série, ce rhum faisait l'objet d'une curiosité et d'une convoitise hautement palpables. Luca Gargano (patron de Velier et sélectionneur de ces rhums) n'avait ainsi pas décidé de la manière dont il allait le distribuer, ni même s'il allait le distribuer tout court. Il ouvrait donc quelques bouteilles lors de salons et de masterclasses, pour rendre le moment exceptionnel et pour ne pas laisser partir son bébé comme ça, abandonné aux vautours.

Et puis l'idée a germé d'une sorte de liste de souscription, plus ou moins contrôlée, avec des gens de confiance (l'avenir aura un peu permis de refaire un tri). Quelques bouteilles ont été distribuées à des clubs de dégustation, et enfin à quelques heureux élus au sein d'un groupe Facebook. C'est grâce à cette dernière solution que j'ai eu la chance de me procurer la mienne, moyennant la promesse d'un retour de dégustation. C'est chose faite plus d'un an après, mieux vaut tard que jamais !

Avant de parler de notre DV96 (pour les intimes), revenons un instant sur l'histoire de cette collaboration Velier / DDL.

DDL (Demerara Distillers Limited) est une société du Guyana dont la distillerie s'appelle Diamond. Les rhums du Guyana, comme la plupart des rhums de tradition anglaise, étaient pendant longtemps des rhums d'assemblages destinés aux négociants, à la Navy, ou à des marques pour la plupart britanniques. Aucun embouteillage officiel n'émanait du Guyana, jusqu'à la création de la marque El Dorado en 1992. 

Assez rapidement après le lancement de cette marque, elle a été distribuée en Italie par l'importateur Velier. La marque El Dorado proposait une gamme faite d'assemblages de différents styles de rhums qu'elle peut produire au sein de sa distillerie (qui a récupéré une partie des alambics d'anciennes distilleries du pays aujourd'hui disparues), or Luca Gargano s'est rapidement étonné du fait qu'elle ne propose pas de rhums "simples" (sans assemblage), comme pouvaient déjà le faire certains embouteilleurs indépendants européens.

Yesu Persaud, alors patron de DDL, ne sentait pas prêt à le faire, mais a fait confiance à l'italien pour sélectionner certains de ces rhums et les mettre en valeur. C'est ainsi qu'en 2003 il a consenti à ouvrir une partie de ses stocks et à vendre quelques fûts à Velier. Les premiers Demerara "single marks" (les marks étant des styles de rhums provenant d'un alambic en particulier) vieillis exclusivement sous les tropiques ont donc été distribués en Italie, d'abord de manière assez confidentielle.

Ils sont ensuite arrivés en France aux alentours de l'année 2010 et sont restés facilement accessibles jusqu'en 2014 environ. La fièvre de la bouteille noire ne s'est pas développée tout de suite, car les prix relativement élevés pour l'époque et le fait qu'il s'agisse de rhums de mélasse d'origine inconnue n'ont pas attiré l’œil des amateurs dans un premier temps. Mais le bouche à oreille a fini par fonctionner et ceux qui avaient boudé ces bouteilles sur les étagères des cavistes s'en sont finalement mordu les doigts.

(c)Compagnie des Indes
Yesu Persaud a pris sa retraite en 2013 et a été remplacé par Komal Samaroo, qui a décidé de mettre fin au partenariat avec Velier et à proposer ses propres sélections de "single marks". Cette décision finalement assez logique a tout de même occasionné une certaine nostalgie et une flambée encore plus importante des Demerara Velier. Ces embouteillages officiels ont en outre vu un alignement tarifaire sur les prix du marché, mais même si ce sont des sorties de qualité, on doit bien reconnaître qu'ils ne jouissent pas tout à fait du même talent de sélection.

Notons qu'El Dorado a récemment proposé (comme Velier en son temps) un rhum "blended in the barrel" (2 marks assemblées dans le fût, avant vieillissement, contrairement à leur pratique habituelle qui consiste à assembler chaque mark après vieillissement) pour les 70 ans de Velier.

(c)Compagnie des Indes
Le rhum dont nous parlons aujourd'hui est justement un "blended in the barrel" sélectionné par Velier. C'est un assemblage expérimental de distillats de pot-still et de colonne, ce qui en fait un Single Blended Rum selon la classification Gargano. La mark employée est SVSG, soit un mélange des marks S (provenant de la double colonne Diamond) et VSG (provenant du pot-still Versailles), avec une dominante de la mark S. Distillé en 1996 et embouteillé en 2014, ce rhum de 17 ans révolus (78% de part des anges !) issu de 2 fûts a donné lieu à 570 bouteilles à 57,9% (brut de fût). 

Je vous propose d'en savoir un peu plus sur les marks composant ce rhum :

VSG (alambic Versailles)


Photos : 1 (c)Compagnie des Indes - 2 (c)The Floating Rum Shack

Versailles est une ancienne plantation du Guyana dont la première trace remonte à 1776, et qui a vraisemblablement commencé à distiller au milieu du XIXème siècle. Elle a aujourd'hui disparu mais l'alambic de sa distillerie a été conservé au sein de la distillerie "centrale" appelée Diamond. Sa production de rhum s'est arrêtée à la fin des années 1960, puis l'alambic a été transféré à la distillerie d'Enmore en 1978, puis à celle d'Uitvlugt en 1995, et enfin à Diamond en 2000.
VSG signifie sans doute Versailles, Schoon ord et Goed fortuin, un style issu de la fusion de trois plantations.

L'alambic Versailles est un pot-still (alambic à repasse, distillation discontinue) qui a la particularité d'avoir une cuve en bois (de greenhart, une essence locale), les autres pièces comme le dôme et le col de cygne étant plus classiquement en cuivre. Son autre particularité vient du fait qu'il s'agit d'un pot-still caribéen, c'est-à-dire que ce n'est pas réellement d'un alambic à repasse. En effet, il est équipé d'un retort et d'une colonne de rectification qui font qu'un seul passage est nécessaire pour obtenir une concentration suffisante en alcool.

Son état de marche actuel est plutôt incertain, car dans une interview pour Durhum.com, Luca Gargano précise qu'il n'est plus en activité à cause de problèmes de maintenance. Cela pourrait coller avec le fait que les derniers embouteillages vus chez les embouteilleurs indépendants datent de 2004 (Kill Devil et That Boutique-y). Or il semble qu'il ait été rénové en 2006, selon Difford's Guide.
Si l'alambic est n'est effectivement plus en fonction, on peut se poser la question de la continuité de l'assemblage des El Dorado, la mark VSG en faisant normalement partie.

S (double colonne Coffey)


Photos : (c)Compagnie des Indes

La plantation Diamond s'est établie à la moitié du XVIIIème siècle et a certainement commencé à produire du rhum mi-XIXème. Les trois double colonnes Coffey du même nom sont les appareils d'origine de la distillerie, bien que l'on pense qu'elles ont pu cohabiter avec d'autres appareils aujourd'hui disparus.
Ces double colonnes en acier (distillation continue) sont composées d'une colonne "d'analyse" ("analyser") et d'une colonne de rectification ("rectifier"). Ce sont des appareils qui sont capables de produire des rhums aussi bien légers que lourds, selon le souhait du distillateur. Tout dépend du réglage effectué, et notamment du nombre de cycles d'évaporation et de reflux, le liquide pouvant emprunter plusieurs fois les colonne pour une "épuration" plus ou moins importante.

Assez parlé, passons à la dégustation !

Le nez est à la hauteur de la robe : torréfié à souhait, sec et amer, sur la noix, le café, la crème brûlée à la noix de coco. Cette amertume nous emmène du côté du fût toasté, mais aussi vers quelque chose d’oxydé, à la manière d’un vermouth. Sur cette même piste, on part sur l’orange et son écorce, sur des épices et des herbes sèches.

Avec un peu de repos, le rhum se fait vraiment très sérieux, noir, et toujours plus torréfié. Enfin, c’est ce qu’il voudrait nous faire croire, car le sucre caramélisé finit par nous ouvrir les bras en grand, pour ensuite nous laisser ressentir la chaleur de l’orange et de la mangue séchées, de la réglisse. On se permet même un peu de fraîcheur avec quelques baies de cassis et de mûre.

La bouche est parfaitement équilibrée et concentrée. La mélasse s’étale lentement, comme un miel, une confiture ou même une résine épaisse, emportant avec elle de la poudre de noix, de café, de zan. Le côté fruité si délicieusement oxydé est toujours aussi présent, pour mon plus grand bonheur car c’est un aspect que j’adore. On imagine une part de fermentation assez profitable, avec des fruits exotiques très mûrs et une touche d’olive verte.

La finale est aussi toastée que sucrée, aussi caféinée que confiturée. L’ami du petit déjeuner ? L’ami D&V.

C'est un rhum à priori relativement léger, avec le distillat délicat et végétal du Versailles, mais son vieillissement lui a conféré une concentration et une oxydation tout bonnement délicieuses. On imagine un fût plutôt carbonisé, peut-être de manière un peu plus poussé qu'à l'accoutumée, mais on retrouve l'âme et la signature des Demerara, avec ces fruits à coque gourmands caramélisés au sirop de batterie. Une très belle sortie de scène. 


Petite réflexion au passage : les assemblages El Dorado sont plutôt sympathiques mais tout de même un peu grassouillets (comprendre sucrés). Pourquoi ne pas sortir des choses plus authentiques comme peut le faire Foursquare avec Doorly's par exemple ? J'imagine que c'est économiquement faisable, et même si le prix de revient augmentait légèrement, je serais prêt à mettre quelques Euros de plus pour avoir des rhums comme les El Dorado 12, 15 ou 21 sans sucre comme réguliers dans ma cave.

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