dimanche 5 août 2018

Une belle rangée de Libé 2/2


Après une première session de versions réduites, voici les versions qui font en général le plus parler d'elles, je veux bien entendu parler des versions intégrales / brut de fût / cask strength.
Ces rhums n'ont donc connu aucune retouche et sont passés directement du fût à la bouteille. Enfin presque, car ils ont certainement connu un certain temps de repos après assemblage, car je vous rappelle que ces Libération sont des assemblages de rhums vieillis en fûts de Sauternes et en futs de Bourgogne blanc.

Il y a aussi dans cette série deux single casks (fûts uniques) qui sortent de fait du lot.

Rhum Rhum Libération 2012 – 59,8%
(2007 – 2012)

Le premier nez est assez sérieux et minéral. Sans aller jusqu’à dire qu’il est dur, on peut dire que ses notes de pierre à fusil nous accueillent avec une certaine autorité. Mais le portier impressionnant a déjà du mal à réprimer un sourire et son œil se met vite à pétiller. Derrière la porte, une fiesta exotique débridée dans un verger tropical où les fruits mûrs et gorgés de sucre rôtissent au soleil. Les fruits tombés au sol ont séché, certains sont même confits. On prépare le shrubb dans un coin, en tout cas les écorces d’oranges sont plus que prêtes. On boit aussi quelques ti’punchs, avec un bon rhum blanc bien rond et un citron vert un peu amer. À l’ombre du chai, les habitués profitent des effluves de vieux bois humide, de tabac et de miel. On est bien…
Le temps passe et la fête ne perd pas de sa fougue, bien au contraire. Les esprits et les corps s’échauffent, des arômes musqués émergent, saisissants, la fumée de tabac et le thé noir enrobent les fruits pour les porter avec intensité.

L’entrée en bouche est envahissante, elle se disperse, s’emparant de chaque papille pour la réchauffer vigoureusement. Le bois pèse de tout son poids dans les premiers instants, avec la pierre à fusil et le thé noir trop infusé. Ce boisé concentré a ensuite l’élégance et l’art d’amener un autre concentré, de fruits cette fois, gorgés de sucre et imprégnés des saveurs de leur noyau. Puis le rhum ne cessera de fondre par la suite : en chocolat, en tabac vanillé, avec un sursaut de sauce soja, en épices élégantes, en caramel au beurre…

La finale est distinguée, tout le monde reprend un semblant de sérieux et de dignité à la fin de la fête. Le pruneau est accompagné de son plus joli noyau, et les fruits exotiques vont de pair avec un bâton de réglisse bien juteux mais de bon ton.

Autant le dire tout de suite, je ne suis pas pour le tout « full proof », ni pour la course aux watts, je suis encore moins un anti-réduction, mais cette version intégrale est nettement au-dessus de la version réduite. Elle est plus efficace et dirige la manœuvre de bout en bout, il ne nous reste qu’à contempler et profiter du moment.

Rhum Rhum Libération 2015 – 58,4%
(2010 – 2015)

Surprenante légèreté dans les premiers instants, mais patientons un peu. C’est que l’on s’attend à
trouver un beau rideau de fumée, comme sur d’autres années, et comme sur la version réduite. Mais ce sont plutôt les fruits que l’on voit arriver en premier, d’abord comme un mirage, puis plus proches, plus proches, jusqu’en pleine tête ! C’est un sirop de fruits bien cr
émeux qui nous éclabousse lourdement, avec toutefois une légère oxydation qui nous maintient dans une certaine légèreté dans le registre des fruits « communs », pas tout à fait exotiques. Pas d’inquiétude, la lourdeur tropicale va bien finir par nous tomber sur les épaules, et pas qu’un peu, avec des mangues charnues, de la papaye, et même du jacquier.
Il faudra tourner un peu le rhum sur les parois du verre pour laisser une chance au bois, et ce serait dommage de ne pas le faire parce qu’il va s’intégrer parfaitement à tout cet exotisme. D’abord frais, blanc et un peu mentholé, il va se teinter, se cirer de ce rhum très fruité pour à son tour lui instiller des épices délicates et des essences de tabacs et de thés. Lorsque tout est en place, voici un rhum frais, fringant et particulièrement élégant.

En bouche, c’est plutôt le bois qui prend la parole en premier. Fumées, minérales, les premières gouttes laissent une trace de cendre sur la langue. Les tanins sont accrocheurs et le bois est bien toasté. Au cœur de ses veines, des coulées de réglisse, de sucre brûlé, de sirop de batterie, de mélasse en somme. À la gorgée suivante, le palais est prêt pour une très jolie eau-de-vie de canne façon Rhum Rhum, moelleuse, ronde, avec un souffle de canne fraîche et de menthol. Incroyable contraste avec le premier contact, comme si l’on avait épluché et retiré une coque dure et torréfiée pour délivrer une amande douce et veloutée. Toute la moiteur tropicale reprend ensuite ses droits : fruits exotiques mûrs, tabac bien gras, levure, un peu de café, et toujours une canne moelleuse aux airs d’artichaut à la vapeur ou même de châtaigne.

La finale est longue et réglissée, très sucrée et confite, pâtissière, avec des relents interminables de ti’punch. Une très belle conclusion toute Guadeloupéenne.

Le passage de la distillation de 2007 à celle de 2010 a pu surprendre, et je comprends aujourd’hui pourquoi. Tout comme la version réduite, cette version intégrale demande sans doute un peu plus d’attention. Même si les deux versions (réduite et intégrale) ont des approches tout à fait différentes, ce qui est déjà intéressant en soit, l’âme des Libé est là plus que jamais. Mais la singularité de la distillation 2010 est plus marquée que celle de 2007, elle creuse donc l’écart avec ses congénères Marie-Galantaises, et notamment Bielle.

Rhum Rhum Libération 2015 – 60,6%
Single Cask pour les 60 ans de La Maison Du Whisky
(2010 – 2015)

Un fût unique ex-Sauternes (Yquem)

(c)Rhum Attitude
Le nez s’ouvre avec une sensation immédiate de concentration, un bel agricole avec une robe tissée de vieux bois. Tout le caractère des Libération est déjà en place, avec un chêne tannique et sombre, du tabac brun, du cacao et du thé noir bien amers. Le bois sec semble porter des traces de mousse et de fleurs séchées, de bruyère, un univers végétal qui a été enfermé pendant des années. Mais à l’intérieur de cette croûte de maturation, un rhum intact qui a conservé tout son exotisme. Le petit voile de solvant en est témoin, il est plus vif que jamais, concentré, rouge sang.
Après l’avoir tourné délicatement, il laisse sur le verre un peu de son grain aux accents de pierre à fusil et se détend, tout en souplesse. Il semble alors huileux et suave, les fruits sont subtilement pâtissiers, à l’image de l’orange confite et des abricots secs. D’autres sucs de fruits semblent y avoir coulé en lentes gouttes, comme du miel. On pense aux raisins oubliés jusqu’aux premières neiges ou aux mirabelles toutes collantes de sucre. Le temps laisse le tabac s’installer de nouveau, il est beaucoup plus avenant, caramélisé et vanillé.

En bouche, l’étreinte est intense et la concentration poignante. Voilà tout ce que l’on attend d’un rhum brut de fût : une possession totale du moindre recoin de la bouche, suivie d’une chaleur intense mais pas brûlante, « un bon remontant » pourrait-on dire. Les sens en éveil, on voit tout de suite mieux et c’est en pleine conscience que l’on apprécie le moelleux qui va suivre, avec du tabac gras, de la châtaigne à la vapeur, de la brioche bien levée et ensoleillée. On pense ensuite à toutes les caramélisations possibles : le bord de l’ananas flambé, le fond du moule de la tarte Tatin, la croûte du cannelé…

La finale est très longue et très agricole, avec un rhum blanc légèrement citronné et relevé de poivre blanc, puis des noyaux de cerise et de pruneau bien gourmands.

On retiendra avant tout la concentration et le côté huileux de ce rhum, même si les premiers instants étaient bien sombres et corrosifs. Voici une nouvelle fois un exemple de rhum à « épauler » quelques mois avant d’en apprécier le caractère solaire et terriblement gourmand.

Rhum Rhum Libération 2017 – 58,4%
(2010 – 2017)

Le premier nez emporte, avec l’alcool et le solvant, des arômes de grosse fermentation bien fruitée et
légèrement acide, avec une pointe animale ou salée. Ca vous rappelle quelque chose ? Un Long Pond ou un Worthy Park légers pourraient faire l’affaire en effet. Je vais avoir du mal à dévier de cette fausse piste car la poudre d’amande prend le relais, avant de finir par rejoindre un beau boisé moelleux. Mais que s’est-il passé, là ?
Le boisé tendre a quelque chose de fleuri, quoique bien capiteux. On pourrait aussi penser à une grenadine bien concentrée, avec du cassis et de la fraise. La canne n’est pas loin, son jus est tout juste chauffé. Il est clair et plutôt poivré dans un premier temps, puis se fait de plus en plus épicé, avant de rejoindre les fruits dans une sorte de vin chaud de Noël préparé avec goût.
Avec un peu d’air, on re-convoque finalement le vieux boisé qui resserre les bulbes olfactifs et qui vient aussi rappeler l’ambiance de la distillerie avec quelques effluves métalliques, voire mécaniques, avec un peu d’huile chaude et de solvant. Très vite, le noir devient violacé, puis grenat, et le concentré de fruits reprend ses droits en enfonçant le clou : mangue crémeuse, ananas acidulé, anone, banane… C’est bon je me rends.

L’attaque en bouche est vive et un brin alcooleuse, ce qui coupe l'élan des fruits avant qu’ils ne s’étalent, et nous empêche de vibrer comme on l’aurait aimé. Cette vivacité est assortie d’une petite acidité rafraichissante qui introduit élégamment un boisé équilibré, un tout petit peu cendré mais surtout doucement épicé, légèrement toasté, avec des fruits à coque modérément gras. Le plus réussi dans cette bouche est sans doute le passage de relais qui s’opère maintenant avec une eau-de-vie de canne d’un moelleux délicieux, sur l’artichaut et la châtaigne à la vapeur, tellement doux et confortable.

La finale est moyennement longue, avec du tabac vanillé, un peu de réglisse, de thé Earl Grey et de pâte à pain.

Un peu déçu par cette version, d’autant plus que j’avais beaucoup aimé la version réduite. Un peu déçu seulement car cela reste un très bon rhum. En tout cas les fortes notes de pierre à fusil des premières minutes d’ouverture de la bouteille ont bien disparu après quelques mois « d’épaulage » et le nez présente une trame originale et particulièrement réjouissante. Mais je suis malheureusement passé à côté en bouche ; à part en milieu-fin, au moment où l’eau-de-vie de canne s’exprime.

Rhum Rhum 2007 – 57%
Vittorio Capovilla for Velier 70th anniversary
(2007 – 2017)

Une re-distillation des têtes de la campagne de 2007. 12 litres de têtes ont été mis de côté à chaque cuvée, ce qui est une quantité assez importante. Une bonne partie de ces têtes pourrait faire en réalité partie du cœur. De plus, la durée de distillation prolongée (6-7 heures) en assure l'excellente qualite.
Ce fût unique a été réduit à 57%.

Le nez nous indique le chemin de l’apéritif avec une amertume et une petite oxydation toutes italiennes. Mais la grosse machine qui rugit derrière le petit vermouth est bel et bien tropicale et elle ne saurait cacher son joli vernis et son bois torréfié. Le rhum agricole (canne, zeste de citron vert, poivre) est bien entier, il est un tronc à l’écorce épicée sur lequel s’enroulent des lianes d’herbes aromatiques séchées, de la vigne, des fruits exotiques. L’atmosphère reste tout de même sombre et poussiéreuse pendant un moment, il va falloir un peu de temps pour que cela se dissipe, mais ce que l’on a pour patienter n’est vraiment pas désagréable !
Avec un peu d’air, c’est toujours l’eau-de-vie de canne qui domine, ronde et concentrée, sophistiquée mais gourmande. L’identité Libé (tabac, thé, levure) reste plutôt légère, au sens où elle est présente mais bien intégrée, à l’équilibre avec la canne. Un côté poudré, cendré, flotte encore dans l’air et rappelle notre vieux fût qui a vu passer les saisons à l’ombre de son chai. Il y a encore pas mal de poussière, mais les fruits séchés sont là, avec du noyau, de la peau d’orange, de la vanille, un peu de sauce soja. Le charme opère toujours malgré la touffeur tropicale et fruitée qui se fait un peu désirer.

L’attaque en bouche est vive et assez acide. Plutôt astringente, elle resserre les papilles mais les pénètre avec son amertume boisée. La langue ne fait qu’une avec le fût, elle se recouvre de noix de toutes sortes, de thé noir très infusé, de café, de cacao. Le côté apéritif italien refait surface, avec cette oxydation et cette amertume gourmandes qui virent ensuite presque au Pedro Ximenez lorsque les pruneaux entrent en scène. C’est là que le rhum devient plus ample, les fruits extra-mûrs ou séchés entrent dans la brèche et s’enrobent de tabac, de miel de châtaigner, de sauce soja blanche. Le rhum agricole blanc arrive sur ce tapis rouge, intact et altier, pur et juste un peu doré, comme une goutte de soleil.

La finale est relativement légère, sur le bois toasté et le sirop de batterie, avec une petite sensation minérale et tannique.

Un Rhum Rhum à part, ce qui s’explique par le fait que ce n’est pas un Libération puisque le distillat n’est pas le même et qu’il n’y a pas eu d’assemblage. C’est un rhum complexe et plutôt sombre, une plongée de 10 ans dans la nuit qui règne sous les douelles du fût. Son cœur est assez léger, la gourmandise de la grosse fermentation est moins palpable, mais son âme agricole est intacte et mise en valeur de façon originale et finalement inédite.


Au final, on constate que la réduction aurait tendance à uniformiser davantage les rhums. Ces versions intégrales sont encore plus différentes les unes des autres.
Pour ce qui est du choix de la version, le 2012 intégral est bien au dessus du réduit, les 2 versions du 2015 sont toutes deux très interessantes, et le 2017 réduit est plus réussi que le brut de fût selon moi. On peut donc dire qu'il n'y a pas de règle dans le choix de la version réduite on non, il faut vraiment se faire sa propre idée.
Les deux single casks sont quant-à eux assez singuliers et méritent un peu de repos une fois les premiers 10cl prélevés. 
Le 2015 LMDW se révèle ainsi d'une concentration admirable, alors que le 2007 joue plutôt sur la légèreté et laisse toute la place aux notes du fût.

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