Ceci est un appel aux superettes Portugaises et autres Churrasqueiras d'île de France. J'aime les pasteis de nata, les poulets churrasco, les beignets, le leitao, la bacalhau a bràs etc etc... Mais impossible de trouver une seule bouteille d'aguardente de cana da Madeira !
Malgré le fleurissement des étagères de rhums dans toutes les caves de l'hexagone et l'arrivée de rhums de tous les horizons, le rhum agricole de Madère reste extrêmement rare en France. Il est presque exclusivement consommé sur l'archipel (territoire autonome depuis 1974 mais tout de même rattaché au Portugal, et membre de l'UE depuis 1986), mais il se pourrait bien que cela change...
Revenons d'abord sur les origines de ce breuvage.
Avant le rhum, le sucre
Le premier moulin à canne à sucre (Engenho) a été recensé en 1452. C'était un moulin à eau, comme beaucoup de ceux qui l'ont suivi, car le relief et les cours d'eau de l'île se prêtaient particulièrement bien à cette technologie. L'activité sucrière a connu très vite une croissance importante : on recensait au moins 14 moulins à eau en 1496 et au moins 34 à la fin du XVIè siècle. La concurrence de la betterave au XVIIIè siècle a porté un sérieux coup à la filière avant que la science n'entre en jeu à la fin de ce même siècle en introduisant la machine à vapeur plus performante, puis au cours du XIXè siècle en améliorant la qualité, la résistance et les rendements de la canne à sucre.
L'aguardente (eau-de-vie) fut dans un premier temps marginale, la culture de la canne étant presque uniquement consacrée au sucre. La mention d'un aguardenteiro, faiseur d’eau-de-vie, apparait pour la première fois dans les archives en 1649. On pense cependant que la distillation de mélasse existait sur l'île bien avant cela. La première référence à une distillerie remonte à 1667 avec la trace d'une vente : le couvent de Santa Clara a vendu un alambic en cuivre au marchand Manuel da Fonseca.
(c) Daniel Rocha |
Plus tard, au XVIIIè siècle, l'aguardente a été beaucoup utilisée pour fortifier le vin de Madère (les vins fortifiés reçoivent une portion d'eau-de-vie au moment de la fermentation). Mais cela ne s'est pas fait sans heurts. En effet, à l'époque, on utilisait des eaux-de-vie de vin Portugais ou encore du Cognac. La concurrence de l'aguardente était donc plutôt mal venue pour les distillateurs et négociants traditionnels. Le Cognac était cher, mais de bien meilleure qualité que l'aguardente, on a donc essayé de monter en qualité pour le concurrencer.
A cet effet on a importé des alambics de Cognac avec des aides de l'Etat au début du XIXè siècle. La colonne à distiller est arrivée dans la foulée, ce qui a permis de produire de plus grandes quantités. Du point de vue des volumes tout au moins, Madère était désormais capable de rivaliser avec la France. De plus, les producteurs locaux d'eau-de-vie ont défendu leur production en vantant la qualité et la salubrité de l’alcool de colonne. Un autre des arguments était que les eaux-de-vie de France s’abimaient pendant le transport et étaient très réduites donc plus chères au prix de l'alcool. Il était donc plus économique d’utiliser l'aguardente locale. La partie fut gagnée en 1822 lorsqu'ils ont obtenu l'interdiction de l'importation d'alcools étrangers pour la fortification du vin.
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Cela a rapidement fonctionné, la production et les ventes de vin ont augmenté. Mais les anglais, principaux négociants de spiritueux et acheteurs de vin de Madère étaient en position de demander une contrepartie, d'autant que la contrebande d'alcools de France continuait à arriver malgré tout sur l'île. Double manque à gagner pour eux. L'importation d'alcools étrangers a finalement été de nouveau autorisée mais cependant limitée.
Lors de ce XIXè siècle, l'aguardente de canne a progressivement remplacé l'eau-de-vie de vin traditionnelle malgré la réticence des producteurs de cette dernière. Cette transition a été très conflictuelle : on a déploré des sabotages, des conflits sur les brevets de techniques de distillation, des procès en contrefaçon etc. Dans le même temps, la Poncha (un cocktail à base d'aguardente de canne, de miel de canne et de jus de fruits toujours très en vogue) est devenue de plus en plus à la mode.
L'industrie périphérique à la distillation se développe aussi (chaudronnerie etc). Au milieu du XIXè siècle, on comptait 13 engenhos / distilleries qui produisaient 7 à 8000 tonneaux par an.
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A l'époque, c'est un dénommé William Hinton qui domine le secteur de la distillation de mélasse. Celle-ci était toujours préférée à celle du pur jus, réservé à la production du sucre en priorité. A la fin du siècle, il réussit à imposer des règles strictes que quasiment lui seul peut suivre, malgré la cinquantaine d’usines sucrières existant sur l’ile.
Le gouvernement a poussé la production de canne à la fin du XIXè siècle et favorisé l’écoulement de la totalité des alcools mélasse à prix fixé pour éviter l’importation de rhums étrangers. Mais le "tout canne" dans la fortification et la fin des alambics au profit des colonnes ont fini par baisser la qualité du vin de Madère, jusqu’en 1974 où l'importation de Cognac a de nouveau été largement autorisée.
Au début du XXè siècle, de grandes quantités d'aguardente de canne sont produites, ce qui vaut à Madeire le surnom « d’île de l’eau-de-vie ». Cela pose de graves problèmes sociaux et de santé, suite à une consommation excessive due à une production excédentaire et donc des prix extrêmement bas. En 1911 on a imposé des limites de production et confié le monopole de la distribution à Firewater Madeira.
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Ensuite, on a changé de politique plusieurs fois dans un joyeux bazar : moins de champs de canne au profit de la vigne puis autorisation de l'importation de mélasse car plus assez de canne. Puis ce fut la fermeture des distilleries de vin qui conduit à des émeutes. En 1924 on a relevé les limites de production pour ensuite augmenter les taxes en 1926. Cette politique en dents de scie a conduit en 1939 au constat de la fermeture de 39 distilleries (de vin et de canne) sur les 48 actives au début du siècle.
A cette époque, on compte deux fois plus de ventes d'aguardente pour la fortification du vin que pour la consommation d’eau-de-vie en tant que telle.
Depuis la fermeture de l’usine sucrière Hinton en 1986, la culture de la canne est exclusivement consacrée à l'aguardente et au miel de canne. Le rhum agricole de Madère bénéficie d'une IGP (DOP : Denominação de Origem Protegida) depuis février 2011, il est exclusivement fabriqué à partir de pur jus.
Le rhum de Madère
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La campagne de coupe et de distillation a lieu de Mars à Mai. Le jus de canne subit une fermentation de 48 heures en moyenne et la distillation est réalisée dans des colonnes "à taille humaine".
La mention "Beneficiado" indique que le rhum a été édulcoré. La transparence est de mise sur ce point, ce qui n'est en revanche pas le cas dans le domaine des indications d'âge.
Comme pour les autres rhums agricoles, la mention "rhum vieux" est obtenue à partir de 3 ans de vieillissement. La part des anges est de 2,7% par an en moyenne dans les hauteurs et peut aller jusqu'à 5,5% par an en bord de mer.
Nous sommes en pleine transition entre les appellations aguardente et rhum. On commence également à faire de plus en plus de vieux, même si l'on conserve beaucoup de blanc pour la poncha. Cette augmentation des mises en vieillissement s'est accentuée depuis le rachat des Engenhos Do Norte par J. Faria & Filhos en 2013. L'Engenho Novo a également relancé le nom de Hinton avec deux embouteillages, un blanc et un vieux de 3 ans aux looks modernes qui ont été présentés dans divers salons internationaux. On peut donc présager une "offensive" probable du rhum de Madère dans les années à venir.
La production en 2016 était de 3.273,2 hectolitres et 4.8313 hectolitres ont été embouteillés.
Les distilleries - Engenhos
A l'heure actuelle on compte 5 distilleries fumantes sur l'île :
- Engenhos do norte, qui produit l'aguardente Branca entre autres, au Nord.
- Engenho Novo qui produit le rhum William Hinton au Sud.
- Engenhos da Calheta au Sud également.
- O reizinho, petit distillateur artisanal de Santa Cruz à l'Est.
- Abel Fernandes, petit distillateur de Machico au Nord-Est.
La Companhia dos Engenhos do Norte remonte à 1927 et a été rachetée par J. Faria & Filhos en 2013.
(c) Virgilio Nobrega |
Située à Porto da Cruz, c'est une grande distillerie qui reste cependant artisanale, avec ses machines à vapeur et ses colonnes en cuivre.
(c) Virgilio Nobrega |
Elle produit une gamme de rhums assez large :
Lidorum, un rhum blanc léger à 38% plutôt réservé aux cocktails
Seleçao, un rhum blanc à 40% plus polyvalent
Branca Destilação Especial, un rhum blanc à 40 % à déguster.
Branca, un rhum blanc agricole à 50 % qui se rapproche des rhums agricoles que l'on connait bien.
Larana, un rhum blanc à 50 % plus élaboré.
Branca à 40 % avec un morceau de canne dans la bouteille
970 Reserva, un rhum vieux de 6 ans à 40%
970 Reserva Especial, un rhum vieux de 30 ans à 40%
980, un rhum vieux de 3 ans contenant 10% de rhums plus vieux, à 40%
Quelques rhums vieux millésimés d'âges divers.
(c) Virgilio Nobrega |
Dégustons une Aguardente 980, rhum vieux de 3 ans d'âge minimum. Cette eau-de-vie est "Beneficiada", ce qui signifie qu'elle a été sucrée au miel de canne. La liste des ingrédients au dos de la bouteille indique : eau-de-vie de canne, eau, miel de canne, caramel. Au moins on sait ce que l'on boit !
(c) lojamadeirense.com |
Au nez, cela démarre par des arômes riches de tabac, de thé, de levure, d'eau-de-vie de noyau. On est presque dans le même registre que les Rhum Rhum PMG Libération du point de vue de la famille aromatique, ce qui n'est déjà pas très courant. C'est également poivré à la manière d'un rhum agricole, la canne ressort justement maintenant pour une phase plus végétale et fraîche. Retour sur un boisé humide, il s'accompagne de miel et d'épices douces pour un nez très gourmand. Cependant, assez vite, ce nez se bloque, comme couvert par une sorte de voile légèrement fumé.
Avec une petite agitation du verre, les arômes se relancent. Le rhum est alors plus fruité, avec de l'ananas, de la cerise, de la pêche jaune et une pointe de pomme verte. Il est aussi ciré, passé à l'encaustique et saupoudré de curry. Le bois humide est toujours là, comme dans un sous-bois exotique, au bord d'un champ de canne.
Décidément, si l'on ne l'agite pas régulièrement, le rhum a une fâcheuse tendance à s'endormir. Il est pourtant très séduisant, sa proximité avec un Libération y étant pour beaucoup. Attention, encore une fois je ne dis pas qu'il joue dans la même cour, seulement qu'il a un lien de parenté avec ses notes de tabac, thé et levure. La cire d'abeille vient renforcer son aspect douillet. Le bois toasté et le pain brioché grillés apportent enfin un peu plus de rigueur.
L'attaque en bouche est très (trop) douce et même aqueuse. Malgré un caramel brûlé et extrêmement salé qui surprend, c'est définitivement trop doux et plat. C'est malgré tout assez savoureux, le tabac-the-levure et la griotte se retrouvent au palais, mais qu'est-ce que ça manque d'intensité !
Après une petite réglisse, la finale est très courte, avec un bois légèrement épicé et du caramel.
Quelle déception ! Le nez était extrêmement prometteur et charmeur bien que l'on voyait le manque de force se profiler. Mais la bouche tombe complètement à plat, elle est aqueuse et trop salée. Sûrement la faute à une édulcoration et à un réduction excessive et surtout trop brutale.
Les Engenhos de Calheta, comme leur nom l'indique, sont situés dans la commune éponyme au sud de l'île. La distillerie dispose également de trois colonnes en cuivre. Elle est née à la fin du XIXè siècle et a survécu aux tempêtes de l'industrie. Elle fait le lien entre histoire et modernité car elle a participé à l'amélioration de la maitrise de la qualité notamment par le développement de la fermentation contrôlée.
(c) Engenhos Da Calheta |
La gamme proposée est composée d'un rhum blanc à 50%, d'un Reserva de 6 ans et d'un Velho (vieux) de 15 ans.
(c) Engenhos Da Calheta |
L'Engenho Novo da Madeira est sorti de terre dans le Sud de l'île depuis 2006. La distillerie a remis en marche une ancienne colonne en cuivre qui avait cessé de fonctionner depuis 1969. Elle est tournée vers la modernité car après une aguardente blanche à 50%, elle a commercialisé la marque Hinton (un rhum blanc et un vieux de 3 ans) ainsi que de multiples liqueurs, cocktails et bien sûr une poncha.
(c) William Hinton Rum |
(c) Celso Olim - EN |
Nous allons déguster une aguardente blanche à 50% embouteillée en 2014 :
(c) portugaliawines.co.uk |
C'est un nez plein de canne qui nous accueille à la manière des rhums agricoles que l'on connait bien en France. Il y a vraiment beaucoup de canne, elle est très ronde et peu poivrée, avec une petite amertume en fond. Il y a une certaine douceur qui se dégage et qui me fait justement penser au maïs doux. C'est bien un petit côté légume qui semble provenir de la fermentation. Ce nez est très clair, sans agressivité. C'est expressif mais bien réglé, équilibré.
A l'aération le rhum chatouille un peu plus, il est plus épicé mais aussi plus floral. On a à nouveau quelques notes de fermentation, le rhum est moins léger et frais, il est devenu plus confit. Nous sommes maintenant plus sur le sucre de canne que sur le jus frais. On aperçoit aussi plus de paille mais celle-ci n'est jamais rêche, elle est également confite. On se dit que le choix des 50% est essentiel car le rhum ne perd pas en puissance et continue de diffuser ses arômes. Le poivre a aussi pris plus de place et une petite touche métallique finit par transparaitre.
L'attaque en bouche est acide et très piquante, on n'a pas du tout la rondeur escomptée. Le poivre est ici mis en avant de façon démesurée. Les notes de fermentation sont subtiles et intéressantes, on a de la canne et une petite amertume de zeste d'agrume. L'ensemble manque tout de même d'harmonie, on est un peu déçu.
La finale est tout aussi poivrée et acide à la fois. L'alcool est mis à nu et engourdit la langue pendant un bon moment.
Encore un nez prometteur, doux et naturel, et encore une déception en bouche... Mais je ne désespère pas, je vais essayer de goûter prochainement le rhum de la distillerie qui va suivre :
Florentino Izildo de Gouveia Ferreira distille et vend une aguardente blanche à 50% appelée O Reizinho disponible en bouteilles de 70cl ou d'un litre. Je vais essayer de m'en procurer une et d'avoir plus d'informations afin de faire une mise à jour de cet article.
Peu d'informations également au sujet du petit distillateur Abel Fernandes, je lance un appel à mes lecteurs !
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L'aguardente de cana sacarina est presque exclusivement destinée au marché local et sa poncha. Certaines vieilles cuvées bien travaillées et respectueuses du produit de base doivent être trouvables, celle que j'ai pu déguster manque malheureusement de maitrise malgré un potentiel certain. Les témoignages d'amateurs que j'ai pu recueillir au sujet d'autres cuvées vont également dans ce sens.
Le glissement vers l'appellation rhum agricole de Madère devra s'accompagner d'une réelle montée en qualité si les engenhos veulent faire plaisir aux amateurs du monde entier. Sans cela, j'ai peur que le rhum de Madère se colle une étiquette de rhum de seconde zone, ce qui ne rendrait pas justice à son authenticité et à la place que l'île a tenu dans l'histoire de l'eau-de-vie de canne à sucre.
Pas besoin d'écumer les superettes portugaises, plusieurs refs ont fait leur apparition chez les cavistes du réseau cavavin (pardon pour la pub)
RépondreSupprimereffectivement ces rhums sont super!
Ah cool c'est une bonne nouvelle ! Merci !
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